#Chapitre 4
Ce chapitre est dédié à Barnes and Nobles, une chaîne de librairies aux
Etats-Unis. Alors que les librairies familiales disparaissaient, Barnes
and Nobles a commencé à construire d’immenses temples à la lecture à
travers tout le pays. Avec des dizaines de milliers de titres en stock
(les librairies des grandes surfaces et des épiceries n’ont qu’une
petite fraction de ça) et des horaires praticulièrement étendus qui
conviennent bien aux familles, aux travailleurs et aux autres lecteurs
potentiels, les boutiques B&N ont maintenu les carrières de bien des
écrivains à flot, en gardant en stock des titres que des magasins plus
petits n’auraient jamais pu garder avec leurs étagères limitées. B&N a
toujours maintenu des programmes solides pour encourager la lecture, et
j’ai participé à certaines de mes plus agréables séances de signature,
et des mieux organisées, à des boutiques B&N, y compris les grands
événements spéciaux au B&N de Union Square (aujourd’hui malheureusement
disparu), à New York, où une méga-séance de signature a eu lieu après
l’attribution du prix Nebula, et le B&N de Chicago qui a accueilli
l’événement d’après-Nébula quelques années plus tard. Le mieux est que
les geeks qui achètent à B&N touchent vraiment leur bille pour ce qui
est de la Science-Fiction, des bandes dessinées et du manga, des jeux,
et de ce genre de titres. Ils sont passionnée et cultivés dans le
domaine, et ça se voit à l’excellente sélection exposée sur les rayons.
Barnes and Noble, dans tous les USA.
Il m’ont repassé les menottes et remis le sac sur la tête, et m’ont laissé en plan. Après un long moment, le camion s’est ébranlé, descendant la colline, et alors j’ai été mis sur mes pieds. Je suis tout de suite retombé par terre. Mes jambes étaient tellement engourdies qu’elles me paraissaient comme des blocs de glace, sauf mes genoux qui avaient gonflé et étaient devenus sensibles après des heures à genoux. Des mains ont saisi mes épaules et mes pieds, et j’ai été soulevé comme un sac de patates. Il y avait des voix indistinctes autour de moi. Quelqu’un pleurait. Quelqu’un d’autre jurait. J’ai été déplacé sur une courte distance, déposé et re-menotté à une autre barrière. Mes genoux ne me portaient plus et je me suis affaissé en avant, pour finir tordu sur le sol comme un bretzel, tirant sur les chaînes qui tenaient mes poignets. Alors nous nous sommes remis en route, mais cette fois-ci, ça n’était pas comme dans le camion. Je sentais le sol sous moi me bercer lentement, et la vibration d’un gros moteur diesel, et j’ai réalisé que j’étais sur un bateau. Mon estomac s’est transformé en glace. On m’arrachait à l’Amérique pour m’emmener ailleurs, et qui diable aurait bien pu savoir où ? J’avais déjà eu peur avant, mais cette pensée m’a terrifié, me laissant paralysé et muet d’angoisse. J’ai compris que je pourrais très bien ne plus jamais revoir mes parents et j’ai senti le goût de mon propre vomi me brûler la gorge. Le sac sur ma tête. Le sac que j’avais autour de la tête m’étranglait et je pouvais à peine respirer, un effet accentué par la position bizarre dans laquelle j’étais tordu. Mais grâce au ciel nous ne sommes pas restés longtemps sur l’eau. J’ai eu l’impression d’une heure, mais je sais que ça n’avait fait que 15 minutes, et j’ai senti les manoeuvres d’accostage, les pas sur le pont autour de moi, et les autres prisonniers que l’on détachait et que l’on emportait ou emmenait. Quand mon tour est venu, j’ai essayé de me lever, mais je n’ai pas pu, et ils m’ont de nouveau porté, de cette manière impersonelle et rude. Et lorsqu’on m’a enlevé mon capuchon, j’étais dans une cellule.
La cellule était vieille et croulante, et sentait l’air de la mer. Il y avait un soupirail en haut, condamné par des barreaux rouillés. Il faisait toujours nuit dehors. Il y avait une couverture sur le sol et une petite cuvette de WC sans siège, encastrée dans le mur. Le garde qui m’a enlevé mon capuchon m’a fait un grand sourire et a claqué la porte d’acier massif derrière lui. Je me suis massé délicatement les jambes, grimaçant quand le sang est retournée dedans et dans mes mains. Finalement, j’ai pu me remettre debout et marcher. J’ai entendu d’autres gens parler, pleurer, hurler. J’ai essayé de crier aussi : “Jolu ! Darryl ! Vanessa !” D’autres voix dans le même bloc de détention ont repris mes cris, hurlant des noms, et hurlant des obscénités. Les voix les plus proches ressemblaient à celles des ivrognes qui perdent la raison aux coins des rues. Peut-être que moi aussi j’avais cet air-là. Les gardes nous ont hurlé de nous taire, ce qui nous a juste fait crier plus fort. A la fin, nous étions tous à hurler, à nous époumonner, à crier jusqu’à en perdre la voix. Pourquoi pas ? Qu’est-ce qu’on avait à perdre ?
A mon interrogatoire suivant, j’étais dégoûtant et épuisé, j’avais faim et soif. Madame Coupe-à-la-Serpe faisait partie du nouveau comité d’interrogatoire, avec trois types massifs qui m’ont déménagé comme si j’étais une pièce de viande. L’un était noir, les deux autres, blancs, encore que l’un avait l’air hispanique. Tous étaient armés. On aurait dit une pub de Benneton croisée avec une partie de Counter-Strike. Ils m’avaient arraché à ma cellule et entravé les poignets et les chevilles. J’ai examiné l’environnement sur le chemin. J’ai entendu de l’eau dehors, et je me suis dit que nous étions peut-être à Alcatraz — c’était une prison, après tout, même si c’était devenu une attraction pour touristes depuis des générations, l’endroit où l’on va voir où Al Capone et ses collègues gangsters avaient purgé leur peine. Mais j’avais été à Alcatraz en voyage d’école. C’était vieux et rouillé, médiéval. L’endroit où j’étais semblait dater de la Seconde Guerre Mondiale, pas de l’époque coloniale. Il y avait des code-barres imprimés au laser sur des autocollants placés sur chaque porte de cellule, et des numéros, mais à part ça, il n’y avait aucune façon de dire qui ou quoi était derrière.
La salle d’interrogatoire était moderne, avec des tubes néon, des
chaises ergonomiques — par pour moi, par contre, je n’ai eu droit qu’à
une chaise de jardin pliante en plastique — et une grande table en
contreplaqué. Un grand miroir courrait sur toute la longueur d’un mur,
comme dans les films policiers, et j’ai supposé que quelqu’un devait
surveiller la scène derrière. Coupe-à-la-Serpe et ses amis se sont servi
des cafés d’une thermos sur une table de service (je les aurais égorgés
avec mes dents pour leur café, à ce moment), et ils ont posé une tasse
en plastique pleine d’eau juste devant moi — sans me détacher les
poignets de derrière le dos, de sorte que je ne pouvais pas la saisir.
Vraiment très drôle.
— “Bonjour Marcus”, a dit Coupe-à-la-Serpe, “est-ce que ton attitude
s’est améliorée aujourd’hui ?”
Je n’ai rien répondu.
— “Ça n’est pas le pire qui puisse t’arriver, tu sais”, a-t-elle dit.
“Ça, c’est le mieux qui peut t’arriver, à partir de maintenant. Même
quand tu nous auras dit ce que nous voulons savoir, même si ça nous
convaint que tu étais juste au mauvais endroit au mauvais moment,
maintenant, tu es marqué. Nous te surveillerons partout où tu iras et
quoi que tu fasse. Tu as fait comme si tu avais des choses à cacher, et
nous n’aimons pas ça.”
C’est pathétique, mais la seule chose à laquelle mon cerveau a pu penser
était la phrase “convaint que tu étais juste au mauvais endroit au
mauvais moment”. C’était la pire chose qui me soit arrivée. Je ne
m’étais jamais, au grand jamais, senti si mal et si terrifié. Ces mots,
“au mauvais endroit au mauvais moment”, ces six mots, étaient comme une
bouée de sauvetage qui se balotterait devant moi alors que j’aurais
lutté pour me maintenir à la surface.
— “Salut, Marcus ?” Elle a fait claquer ses doigts devant mon visage.
“Par ici, Marcus.”
Il y avait un petit sourire sur son visage, et je me suis détesté pour
lui avoir laissé entrevoir ma peur.
— “Marcus, ça pourrait être bien pire. Ce n’est pas le pire endroit où
on pourrait te mettre, de très loin pas.”
Elle s’est baissée sous la table et en a tiré une serviette qu’elle a
ouverte d’un geste sec. Elle en a retiré mon smartphone, mon
lecteur/duplicateur d’arphid, mon détecteur de WiFi, et mes clefs USB.
Elle les a disposés sur la table les uns après les autres.
— “Voici ce que nous voulons que tu fasses. Tu nous déverrouilles ce
téléphone aujourd’hui. Si tu fais ça, tu gagneras l’autorisation d’aller
à la promenade et aux toilettes. Tu pourras te doucher et marcher dans
la cour. Demain, nous te ramènerons ici et nous te demanderons de
décrypter les données sur les clefs USB. Si tu le fais, tu pourras
manger à la cantine. Et le lendemain, nous te demanderons le mot de
passe de ton compte e-mail, avec lequel tu achèteras le droit d’utiliser
la bibliothèque.”
Le mot “non” affleurait mes lèvres, comme une bulle cherchant à crever
la surface, mais il ne sortait pas.
— “Pourquoi ?” ai-je demandé à la place.
— “Nous voulons être sûr que tu es bien ce que tu sembles être. C’est
pour ta propre sécurité, Marcus. Mettons que tu sois innocent. Tu
pourrais bien l’être, encore qu’on se demande vraiment pourquoi un
innocent se comporterait comme s’il avait autant à cacher. Mais,
admettons. Tu aurais pu être sur le pont quand il a explosé. Tes parents
auraient pu y être. Tes amis. Tu ne veux pas que nous attrapions ceux
qui ont attaqué ton pays ?”
C’est curieux, mais quand elle parlait de m’”autoriser”, ça me forçait
par la peur dans une position de soumission. Ça faisait comme si j’avais
fait quelque chose pour mériter d’être où j’étais, peut-être comme si ça
avait été en partie ma faute, comme si j’avais pu agir pour y changer
quelque chose. Mais quand elle a entamé ces conneries sur la “sécurité”
et la défense du pays, je me suis redressé.
— “Madame, vous parlez d’attaquer mon pays, mais pour autant que je
puisse en juger, vous êtes les seuls à m’avoir attaqué récemment.
J’aurais cru vivre dans un pays doté d’une constitution. Je pensais
vivre dans un pays où j’avais des droits. Vous me parlez de défendre ma
liberté en jetant les Droits de l’Homme aux orties.”
Une nuage d’agacement a parcouru son visage, et s’est dissipé.
— “Tu es bien mélodramatique, Marcus. Personne ne t’a attaqué. Tu es
détenu par le gouvernement de ton pays le temps que nous cherchions des
indices sur le pire attentat terroriste jamais perpétré sur le sol de
notre nation. Tu peux très bien nous aider à combattre les ennemis de la
nation dans cette guerre. Tu veux défendre les Droits de l’Homme ?
Aide-nous à empêcher les méchants de faire sauter ta ville. A partir de
maintenant, tu as trente secondes pour déverrouiller ce téléphone avant
que je te renvoie en cellule. Nous avons plein de gens à interroger
aujourd’hui.”
Elle a regardé sa montre. J’ai bougé les poignets, faisant tinter les
chaînes qui m’empêchaient de tendre la main et de déverrouiller le
téléphone. Oui, j’allais le faire. Elle m’avait indiqué le chemin vers
la liberté — vers le monde, vers mes parents — et ça m’avait donné de
l’espoir. Et maintenant, elle menaçait de m’écarter, de me repousser du
chemin de la liberté, mon espoir s’était brisé et la seule chose à
laquelle je pouvais penser, c’était comment y retourner. J’ai donc bougé
les poignets pour attraper le téléphone et le lui déverrouiller, mais
elle m’a juste regardé froidement en vérifiant sa montre.
— “Le mot de passe”, ai-je dit, comprenant finalement ce qu’elle voulait
de moi. Elle voulait que je le dise à haute voix, ici, pour qu’elle
puisse le noter et que ses copains l’entendent. Elle ne voulait pas
seulement que je lui déverrouille le smartphone. Elle voulait que je me
soumette à elle. Que je lui donne le contrôle de moi-même. Que je
renonce à tous mes secrets, à toute mon intimité.
— “Le mot de passe”, ai-je répété, et je lui ai donné le mot de passe.
Dieu ait pitié de moi, je me suis soumis à sa volonté. Elle a souri d’un
petit air satisfait, sûrement sa version Reine des Glaces d’une danse de
la victoire, et les gardes m’ont emmené. Quand la porte s’est refermée,
je l’ai vue se pencher sur le smartphone et y taper le mot de passe.
J’aimerais bien pouvoir prétendre que j’avais prévu le cas et créé un
faux mot de passe qui aurait révélé une partition sans aucun intérêt sur
mon téléphone, mais je n’étais de loin pas si malin ou paranoïaque.
Vous vous demandez sans doute, à ce stade, quel sont ces sombres secrets
que je conservais jalousement sur mon téléphone, mes clefs USB et mes
e-mails. En vérité, j’ai tout à cacher, et rien du tout. Entre mon
téléphone et mes clefs USB, vous pourriez vous faire une bonne idée de
qui étaient mes amis, de ce que je pensais d’eux, et de toutes les
âneries que nous avions faites. Vous pourriez lire la trascription de
toutes les disputes électroniques qui nous avaient opposés, et de toutes
les réconciliations électroniques auxquelles ous étions arrivés.
Voyez-vous, je n’efface rien. Pourquoi le ferais-je ? L’espace de
stockage est bon marché, et on ne sait jamais de quoi on aura besoin.
Tout particulièrement les trucs stupides.
Vous voyez le genre d’impression qu’on éprouve parfois quand on est assis dans le métro et qu’il n’y a personne à qui parler et que tout à coup on se rappelle une dispute violente, quelque chose de terrible qu’on a dit ? Eh bien en général, ça n’est jamais aussi terrible que ce qu’on se souvient. Être capable de revoir les événements avec de la distance est une excellente façon de se rappeler qu’on est rarement quelqu’un d’aussi horrible que ce qu’on craint. Darryl et moi avions eu plus de disputes que je pouvais les compter.
Mais d’un autre côté, ça n’est pas ça. Je crois profondément que mon téléphone appartient à ma sphère privée. Que crois profondément que mes clefs USB appartiennent à ma sphère privée. C’est à cause de la cryptographie — le chiffrage des messages. La théorie mathématique derrière la crypto est bonne et solide, et vous et moi pouvons avoir accès aux mêmes systèmes de crypto que ceux qu’utilisent les banques et la NSA. Il n’y a qu’une seule sorte de crypto qui s’utilise : la crypto publique, ouverte et utilisable par tout le monde. C’est comme ça qu’on sait que ça marche. Il y a quelque chose de profondément libérateur à avoir un coin de votre vie qui est à vous, et que personne ne voit à part vous. C’est un peu comme la nudité, ou aller aux toilettes. Tout le monde se met tout nu de temps en temps. Tout le monde va aux toilettes. Il n’y a rien de honteur, de pervers ou de bizarre à ça. Mais qu’est-ce que vous diriez si je décidais qu’à partir de maintenant, à chaque fois que vous devez évacuer des déchets solides, vous devez le faire dans une cabine de verre transparent au milieu de Times Square, où tout le monde verrait vos fesses ? Même s’il n’y a rien de laid ou de bizarre dans votre corps — et combien d’entre nous peuvent en dire autant ? — vous devriez être quelqu’un d’assez étrange pour aimer l’idée. La plupart d’entre nous fuiraient en hurlant. La plupart d’entre nous se retiendraient jusqu’à ce qu’ils explosent. Ça n’a rien à voir avec faire quelque chose de honteux. Il s’agit juste de quelque chose de personel. C’est ce qui fait que votre vie vous appartient. C’est ça qu’ils m’arrachaient, morceau par morceau. En retournant en cellule, le sentiment de mériter tout cela m’est revenu. J’avais violé certaines règles toute ma vie et je m’en étais sorti plus ou moins impunément. Peut-être ce qui m’arrivait maintenant n’était que justice. Peut-être était-ce mon passé qui revenait me hanter. Après tout, je m’étais retrouvé là parce que j’avais séché les cours.
J’ai pris ma douche. J’ai fait ma promenade dans la cour. Il y avait un carré de ciel au-dessus de ma tête, et l’air avait l’odeur de la Baie, mais à part ça, je n’avais aucune idée d’où je pouvais être détenu. Je n’ai vu aucun autre prisonier pendant ma promenade, et je me suis pas mal ennuyé à marcher en rond tout seul. Je me suis usé les oreilles à chercher des sons qui auraient pu m’aider à déterminer où j’étais, mais tout ce que j’ai pu entendre étaient un véhicule de temps en temps, des conversations au loin, un avion qui atterissait quelque part assez près. Ils m’ont reconduit en cellule et m’ont donné à manger, la moitié d’une tarte aux poivrons de chez Goat Hill Pizza, que je connaissais bien, sur Potrero Hill. The carton avec son graphisme familier et le numéro de téléphone 415 dessus me rappelait que la veille encore, j’avais été un homme libre dans un pays libre, et que j’étais maintenant un prisonnier. Je me faisais du soucis constamment pour Darryl et pour mes autres amis. Peut-être avaient-ils été plus coopératifs et avaient-ils déjà été relâchés. Peut-être avaient-ils prévenu mes parents, qui seraient en train de téléphoner à tout le monde comme des fous. Ou peut-être pas. La cellule était fantastiquement nue, aussi vide que mon âme. J’ai joué avec l’idée que le mur qui faisait face au lit était un écran et que je pouvais le hacker dès maintenant pour ouvrir la porte de la cellule. J’ai rêvé de mon établi et de mes projets qui traînaient dessus — les veilles boites que je transformais en stéréo surround, le cerf-volant avec caméra intégrée pour la photographie aérienne, mon ordinateur portable fait maison. Je voulais sortir de là. Je voulais rentrer à la maison et retrouver mes amis, mon école, mes parents et ma vie normale. Je voulais pouvoir aller où je voulais, et non être enfermé à marcher de long en large.
Ensuite, ils m’ont pris mes mots de passe pour les clefs USB. Elles contenaient quelques messages intéressants que j’avais téléchargés d’un ou l’autre forum, des transcriptions de discussions en ligne, des moments où des gens m’aidaient en m’offrant l’expertise dont j’avais besoin pour mes projets. Il n’y avait là rien que vous ne pourriez trouver avec Google, bien sûr, mais je ne pensais pas que ce fait compterait en ma faveur.
J’ai eu droit à une autre promenade l’après-midi, et cette fois-là il y avait d’autres prisonniers dans la cour quand j’y suis arrivé, quatre hommes et deux femmes, de tous âges et toutes races. J’ai supposé que beaucoup de gens faisaient des choses pour gagner des « autorisations ». Ils m’ont accordé une demi-heure, et j’ai essayé d’entamer la conversation avec celui des autres prisonniers qui avait le plus l’air normal, un noir d’environ mon âge avec une coupe afro coupée court. Mais quand je me suis présenté et que je lui ai tendu la main, ses yeux se sont détournés vers les caméras montées bien visibles aux coins de la cour, et ils a continué à marcher sans jamais changer l’expression de son visage.
Mais alors, juste avant qu’ils ne m’appellent et ne me ramènent dans le
bâtiment, la porte s’est ouverte et il en est sorti — Vanessa ! Jamais
je n’avais été plus heureux de voir un visage familier. Elle semblait
fatiguée et renfermée, mais pas blessée, et quand elle m’a vu, elle a
crié mon nom et a couru vers moi. Nous nous sommes pris dans les bras
l’un de l’autre et j’ai réalisé que je tremblais. Et alors j’ai remarqué
qu’elle tremblait elle aussi.
— “Ça va ?” m’a-t-elle demandé en me tenant à bout de bras
— “Ça va”, j’ai dit. “Ils m’ont dit qu’ils me laisseraient partir si je
leur donnais mes mots de passe”.
— “Ils n’arrêtent pas de me poser des questions sur toi et Darryl”. Une
voix rugissait au haut-parleur, nous hurlant d’arrêter de parler et de
marcher, mais nous l’avons ignorée.
— “Dis-leur”, j’ai répondu instantanément. “Quoi qu’ils veuillent
savoir, dis-leur. Si ça peut te faire sortir”.
— “Comment vont Darryl et Jolu ?”
— “Je ne les ai pas vus”
La porte s’est ouverte à la volée et quatre gardes barraqués sont sortis
en trombe. Deux m’ont empoigné, et les deux autres ont pris Vanessa. Ils
m’ont applati sur le sol et m’ont tourné la tête dans la direction où je
ne voyais pas Vanessa, mais je l’ai entendue subir le même traitement.
Des menottes en plastique m’ont serré les poignets, j’ai été remis sur
mes pieds, et jeté en cellule.
Je n’ai pas eu à dîner cette nuit-là. Le lendemain matin, je n’ai pas eu
de petit déjeuner. Personne n’est venu pour me conduire à la salle
d’interrogatoire et m’arracher mes secrets. On ne m’a pas enlevé les
menottes en plastique, et mes épaules m’ont brûlé, puis elle m’ont élancé, puis
je ne les ai plus senties du tout, et elles se sont remises à me brûler.
J’ai perdu toute sensation dans mes mains. J’avais besoin d’uriner. Je
ne pouvais pas ouvrir mon pantalon. Il fallait vraiment, vraiment que
j’urine. Je me suis pissé dessus. Ils sont venus me chercher après ça,
quand l’urine chaude a eu le temps de refroidit et est devenue
poisseuse, faisant coller à mes jambes mes jeans qui étaient déjà
dégoûtants. Ils sont venus me chercher et m’ont conduit le long du long
couloir avec les portes, chaque porte avec son code barre, chaque code
barre étant un prisonnier comme moi. Ils m’ont traîné le long de ce
corridor et m’ont ammené à la salle d’interrogatoire, et ça a été comme
une autre planète quand je suis entré là, un monde où les choses étaient
normales, où tout ne sentait pas l’urine. Je me suis senti si sale et si
honteux, et tous mes sentiments d’avoir mérité ce qui m’arrivait me sont
revenus. Coupe-à-la-Serpe siégeait déjà. Elle était parfaite : coiffée,
avec juste une touche de maquillage. J’ai senti l’odeur de son produit
pour les cheveux. Elle a froncé le nez en me voyant. J’ai senti monter
la honte en moi.
— “Eh bien, tu a été un vilain garçon, n’est-ce pas ? Tu es vraiment
répugnant.”
Honte. J’ai baissé les yeux sur la table. Je ne pouvais pas soutenir son
regard. Je voulais lui dire mes mots de passe et partir.
— “De quoi avez-vous parlé dans la cour, toi et ton amie ?” J’ai pouffé
de rire.
— “Je lui ai dit de répondre à vos questions. Je lui ai dit de
coopérer.”
— “Alors comme ça, c’est toi qui commandes ?” J’ai senti mon sang
chanter dans mes oreilles.
— “Oh pour l’amour du ciel”, j’ai dit, “nous jouons à un jeu, ça
s’appelle Harajuku Fun Madness. Je suis le capitaine de l’équipe. Nous
ne sommes pas des terroristes, nous sommes des lycéens. Je ne lui donne
pas d’ordres. Je lui ai dit que nous devions être sincères avec vous
pour que vous écartiez vos suspicions et que vous nous laissiez partir.
” Elle n’a rien dit pendant un moment. “Comment va Darryl ?”
— “Qui ça ?”
— “Darryl. Vous nous avez pris ensemble. Mon ami. Quelqu’un lui a donné
un coup de couteau à la station du BART de Powell Street. C’est la
raison pour laquelle nous sommes remontés à la surface. Pour avoir de
l’aide.”
— “Je suis sûr qu’il va bien, alors”, elle a dit. Mon estomac a fait un
bond et j’ai presque au la nausée.
— “Vous ne savez pas ? Vous ne l’avez pas ici ?”
— “Qui nous détenons ou pas ici est quelque chose que nous ne
discuterons pas avec toi, jamais. C’est quelque chose que tu ne sauras
pas. Marcus, tu as vu ce qui arrive quand on ne coopère pas avec nous.
Tu as vu ce qui arrive quand on désobéit à nos ordres. Tu as été
collaboré un petit peu, et ça t’a presque amené au point où tu pourrais
être relâché. Si tu veux que cette possibilité devienne une réalité, tu
vas devoir t’en tenir à répondre à mes questions. ” Je n’ai rien dit.
“Tu comprends, c’est bien. Maintenant, les mots de passe de tes comptes
e-mail”.
Je m’étais préparé à ça. Je leur ai tout donné : les serveurs, les adresses, les login, les mots de passe. Ça n’avais pas d’importance. Je ne gardais pas de mails sur mon serveur. Je téléchargeais et gardais tout sur mon portable à la maison, qui téléchargeait et effaçait mon courrier du serveur toutes les soixante secondes. Ils n’apprendraient rien de mon courier — il était déménagé du serveur et stocké sur mon laptop à la maison.
De retour en cellule, ils m’ont détaché les mains et m’ont donné une douche, et une paire de pantalons de prison orange à porter. Ils étaient trop grands pour moi et me tombaient sur les hanches, comme les gamins des gangs mexicains de la Mission. C’est de là que vient ce look “pantalon coupé comme un sac qui vous tombe sur les fesses”, vous saviez ça ? De la prison. Et je vais vous dire, c’est moins marrant quand ça n’est pas juste une question de mode. Ils ont pris mes jeans, et j’ai passé une autre journée en prison. Les murs étaient faits de béton armé. Ça se voyait parce l’acier de l’armage rouillait avec l’air marin, et se voyait en rouge-orangé à travers le vert de la peinture. Mes parents se trouvaient quelque part de l’autre côté du soupirail.
On m’a recherché le lendemain.
— “Nous avons lu tes mails pendant une journée, maintenant. Nous avons
changé le mot de passe, pour que ton ordinateur ne les récupère pas.”
Evidemment. J’aurais fait pareil, maintenant que j’y pense.
— “Nous en avons assez sur toi pour te mettre à l’ombre un très long
moment, Marcus. La détention de ces articles — ” elle a montré mes
gadgets d’un geste — “et les données que nous avons récupérées de ton
téléphone et de tes clefs USB, ainsi que toute la littérature subversive
que nous allons sans aucun doute trouver si nous perquisitionnons chez
toi et confisquons ton ordinateur. Il y en a assez pour te garder en
prison jusqu’à ce que tu sois vieux. Tu comprends ça ?”
Je n’en croyais pas un mot. Il n’y a aucun moyen qu’un juge considère
tout cela comme un vrai crime. C’était de la liberté d’expression,
c’était de l’expérimentation technologique. Ça n’était pas un crime.
Mais qui disait que ces gens me mettraient jamais en face d’un juge ?
— “Nous savons où tu vis, nous savons qui sont tes amis. Nous savons
comment tu opères et comment tu penses.”
J’ai commencé à comprendre. Ils allaient me laisser partir. La pièce
s’est comme illuminée. Je me suis entendu respirer, par petites
saccades.
— “Nous voulons juste savoir une dernière chose : comment les bombes
ont-elles été acheminées sur le pont ?” J’ai cessé de respirer. La pièce
s’est assombrie de nouveau.
— “Quoi ?”
— “Il y avait dix charges sur le pont, sur toute sa longueur. Elles
n’étaient pas dans des coffres de voitures. Elles avaient été installées
là. Qui les a placées, et comment y sont-ils arrivés ?”
— “Quoi ?”, j’ai répété.
— “C’est ta dernière chance, Marcus”, elle a dit. Elle a pris l’air
triste. “Tu t’en tirais si bien jusqu’à maintenant. Dis-nous et tu
pourras rentrer chez toi. Tu pourras prendre un avocat et te défendre
devant un tribunal. Il y a certainement des circonstances atténuantes
que tu pourras plaider pour expliquer tes actes. Dis-nous cette dernière
chose, et tu seras libre.”
— “Je ne sais pas de quoi vous parlez !” Je pleurais et je ne m’en
souciais même pas. Sanglottant, morveux. “Je n’ai aucune idée de quoi
vous parlez !” Elle a secoué la tête.
— “Marcus, s’il-te-plaît. Laisse-nous t’aider. Depuis le temps, tu as
compris que nous finissons toujours par obtenir ce que nous voulons.” Il
y avait une sorte de murmure au fond de mon esprit. Ils étaient fous. Je
me sus ressaisi, me battant pour ravaler mes larmes.
— “Écoutez, madame, c’est du délire. Vous avez fouillé mes affaires,
vous avez tout vu. Je suis un lycéen de 17 ans, pas un terroriste ! Vous
ne pensez pas sérieusement –”
— “Marcus, tu n’as pas compris que nous sommes sérieux ?” Elle a secoué
la tête. “Tu as d’assez bonnes notes au lycée. J’aurais cru que tu
serais plus intelligent que ça.”
Elle a fait un geste et les gardes m’ont soulevé par les aisselles.
De retour dans ma cellule, j’ai pensé à des centaines de petits discours. En France, on appelle ça l’”esprit d’escalier” — les répliques cassantes qui vous viennent quand vous quittez la pièce et que vous descendez l’escalier. Dans mon esprit, je me levais et me battais, lui disant que j’étais un citoyen aimant la liberté, ce qui faisait de moi un patriote et d’elle un traître. Dans mon esprit, je lui faisais honte de transformer mon pays en camp retranché. En rêve, j’étais éloquant et brillant et je la poussais aux larmes. Mais vous savez quoi ? Aucune de ces paroles ne m’est revenue quand ils m’ont rappelé le lendemain. La seule chose à laquelle je pensais, c’était ma liberté. Mes parents.
— “Bonjour, Marcus”, a-t-elle dit. “Comment vas-tu ?”
J’ai regardé la table. Elle avait une pile de documents bien rangée
devant elle, et son éternelle tasse de café Starbucks à côté. J’ai
trouvé ça bizarrement réconfortant, un rappel qu’il existait un monde
réel dehors quelque part, au-delà des murs.
— “Nous avons fini notre enquête sur toi, pour le moment.”
Elle s’est interrompue là. Peut-être cela signifiait-il qu’elle me
relâchait. Peut-être que cela voulait dire qu’elle me jetterait dans un
puit et oublierait mon existance.
— “Et ?”, ai-je dit finalement.
— “Et je veux te signifier une nouvelle fois à quel point nous sommes
sérieux. Notre pays a connu le pire attentat terroriste jamais commis sur
son territoire. Combien de Onze Septembre veux-tu que nous subissions
avant de collaborer ? Les détails de nos enquêtes sont secrets. Nous ne
reculerons devant rien pour traîner ceux qui ont perpétré ces crimes
atroces devant la justice. Tu comprends bien ?”
— “Oui”, j’ai marmonné.
— “Nous allons te renvoyer chez toi aujourd’hui, mais tu es en sursis.
Tu restes suspect — nous te relâchons uniquement parce que nous en avons
fini avec les interrogatoires. Mais depuis maintenant, tu nous
appartiens. Nous te surveillerons. Nous attendrons que tu fasses une
erreur. Tu comprends que nous pouvons te surveiller de près, en
permanence ?”
— “Oui”, ai-je murmuré.
— “Bien. Tu ne parleras jamais de ce qui s’est passé ici à personne,
jamais. C’est une question de sécurité nationale. Tu as conscience que
la peine de mort est applicable aux traîtres en temps de guerre ?”
— “Oui”.
— “Quel gentil garçon”, a-t-elle minaudé. “Nous avons ici des papiers
que tu dois signer”.
Elle a poussé la pile de papiers à travers la table dans ma directoin.
Des petits post-its imprimés “SIGNER ICI” étaient collés un peu partout.
Un garde m’a défait les menottes. J’ai parcouru les papiers et mes yeux
se sont mouillés, et ma tête s’est bouillée. Je n’y comprenais rien.
J’ai tenté de décrypter le jargon légal. Il semble que je signais une
déclaration selon laquelle j’avais été détenu volontairement et soumis à
des interrogatoires volontairement, à ma propre demande.
— “Qu’est-ce qui se passe si je refuse de signer ?” ai-je demandé.
Elle a repris vivement les papiers et fait ce même geste. Les gardes
m’ont jeté sur mes pieds. “Attendez !” ai-je crié “S’il-vous-plaît ! Je
vais signer !”. Ils m’ont traîné vers la porte. Tout ce que je pouvais
voir, c’était la porte, et tout ce que je pouvais penser, c’est qu’elle
se refermerait sur moi. Je craqué. J’ai pleuré. J’ai supplié qu’on me
laisse signer les papiers. Être si proche de la liberté et se la voir
arrachée, ça m’aurait fait faire n’importe quoi. Je ne sais pas combien
de fois j’ai entendu quelqu’un dire “je préfèrerais mourir que de faire
ceci ou celà” — j’ai utilisé cette expression moi aussi. Mais c’est là
que j’ai compris ce qu’elle veut vraiment dire. J’aurais préféré mourir
que de retourner en cellule. Je les ai suppliés pendant qu’ils me
traînaient dans le corridor. Je leur ai dit que je signerais n’importe
quoi. Elle s’est adressée aux gardes et ils se sont arrêtés. Ils m’ont
ramené. Ils m’ont assis. L’un d’eux m’a mis le stylo dans la main. Bien
entendu, j’ai signé, et signé, et signé.
Mon jeans et mon t-shirt m’ont été retournés dans ma cellule, lavés et pliés. Ils sentaient le détergeant. Je les ai mis et je me suis lavé le visage, et je me suis assis sur la banquette et j’ai regardé le mur. Ils m’avaient tout pris. D’abord mon intimité, puis ma dignité. J’aurais été prêt à signer n’importer quoi. J’aurais signé des aveux que j’aurais assassiné Abraham Lincoln. J’ai essayé de pleurer, mais c’est comme si mes yeux était secs, à court de larmes.
Ils m’ont encore saisi. Un garde s’est approché avec un sac, comme le capuchon que j’avais eu sur la tête quand ils nous ont pris, je ne sais plus quand, des jours avant, des semaines avant. Le capuchon est passé sur ma tête et s’est serré sur mon cou. J’étais dans le noir complet, et l’air était étouffant et renfermé. Je me suis dressé sur mes pieds et j’ai marché dans le corridor, j’ai monté un escalier, traversé une cour de gravier. J’ai monté une passerelle. Marché sur un pont de bateau en acier. Mes mains m’ont été attachées dans le dos à une barrière. Je me suis agenouillé sur le pont et j’ai écouté le vrombissement des moteurs diesel. Le bateau a bougé. Une bouffée d’air salé s’est insinuée dans le sac. Il pleuvinait et mes vêtements étaient trempés. J’étais dehors, même avec la tête dans un sac. J’étais dehors, dans le monde, à quelques instants de la liberté.
On m’a cherché et on m’a sorti du bateau sur un sol irrégulier. J’ai monté trois marches de métal. On m’a ouvert les menottes des poignets. Mon sac m’a été enlevé. J’étais de retour dans le camion. Coupe-à-la-Serpe était là, assise au petit bureau où elle était installée avant. Elle avait un petit sac à fermeture éclair, avec mon téléphone et mes autres gadgets, mon porte-feuille et la monnaie de mes poches. Elle me l’a tendu sans un mot. J’ai rempli mes poches. Ça faisant drôle de tout avoir de nouveau aux endroits habituels, de porter des vêtements familiers. Hors du camion, j’ai entendu le bruit familier de ma ville familière. Un garde m’a passé mon sac à dos. La femme m’a tendu la main. Je l’ai juste regardée. Elle l’a rabaissée et m’a fait un sourire pincé. Alors elle a fait le geste de se fermer les lèvres avec une fermeture éclair et m’a pointé du doigt, puis elle a ouvert la porte.
Il faisait jour dehors, gris et crachin. Je regardais une rue avec des voitures et des camions et des vélos qui zigzagaient. Je suis resté ahuri sur la marche du haut du camion, contemplant la liberté. Mes genoux ont tremblé. Je savais maintenant qu’ils se jouaient de moi à nouveau. Dans un instant, les gardes me saisiraient et me traîneraient dedans, le sac engloutirait ma tête, et je retournerais sur le bateau et à la prison pour les questions sans fin et sans réponse. Je me suis retenu à grand’peine de m’enfoncer le poing dans la bouche. Alors, je me suis forcé à descendre une marche. Une autre marche. La dernière marche. Mes baskets ont frotté contre les détritus sur le sol de l’allée, du verre cassé, une aiguille, du gravier. J’ai fait un pas. Un autre. J’ai atteint l’extrémité de l’allé et j’ai posé pied sur le trottoir. Personne ne m’a saisi. J’étais libre. Alors des bras puissants se sont enroulés sur moi. J’ai presque pleuré.