#Chapitre 16
Ce chapitre est dédié à Booksmith à San Francisco, qui niche dans le
fameux quartier
de Haight-Ashbury, à quelques pas du Ben and Jerry du croisement de
Haight et Ashbury.
Les gens de Booksmith savent vraiment comment on organise une scéance
avec un auteur —
quand je vivais à San Francisco, je descendais tout le temps pour
écouter les écrivains
incroyables qui y prenaient la parole (William Gibson est inoubliable).
Ils produisent
aussi de petites cartes à échanger dans le style des cartes de joueurs
de baseball,
avec chaque auteurs — j’en ai deux de mes propres conférences là-bas.
Booksmith: 1644 Haight St. San Francisco CA 94117 USA +1 415 863 8688At
D’abord, ma mère a eu l’air choquée, puis scandalisée, et à la fin elle
a renoncé
complètement et a simplement laissé pendre sa mâchoire pendant que je
lui décrivais
les interrogatoires, comment je m’étais pissé dessus, le sac sur ma
tête, Darryl.
Je lui ai montré le billet.
— Pourquoi ?
Dans ces deux syllabes, chaque récrimination que je m’étais adressé à
moi-même la
nuit, chaque moment où j’avais manqué du courage pour dire au monde
quels étaient
les véritables enjeux, la vraie raison pour laquelle je me battais, ce
qui avait
réellement inspiré Xnet. J’ai inspiré.
— Ils m’ont dit que j’irais en prison si j’en parlais. Pas seulement
pour quelques
jours. Pour toujours. J’étais… j’avais peur.
Ma mère est restée assise avec moi longtemps, sans rien dire. Et alors:
— Et le père de Darryl ?
Elle aurait aussi bien pu m’empaler une aiguille à tricotter dans la
poitrine.
Le père de Darryl. Il avait dû penser que Darryl était mort, mort depuis
longtemps.
Et en un sens, n’était-ce pas le cas ? Après que le DSI avait détenu
quelqu’un
illégalement pendant trois mois, est-ce qu’ils le libéreraient jamais ?
Mais
Zeb s’était enfui. Peut-être que Darryl sortirait aussi. Peut-être le
Xnet
et moi parviendrions-nous à à le faire sortir.
— Je ne lui ai rien dit.
Ma mère s’est mise à pleurer. Elle ne pleurait pas facilement. C’est un
trait
britannique. Ca rendait ses sanglots et ses hoquets bien pires à
entendre.
— Tu vas lui dire, a-t-elle réussi à dire. Tu lui diras.
— Je lui dirai.
— Mais d’abord il faut raconter à ton père.
Mon père n’avait plus d’horaire habituel pour rentrer à la maison. Entre
ses
consultations avec ses clients — qui avaient bien du travail maintenant
que
le DSI engageait les start-ups de data-mining dans la péninsule — et
les
longs trajets pendulaires jusqu’à Berkeley, il pouvait rentrer à
n’importe
quel moment entre six heures et minuit. Ce soir-là, ma mère l’a appelé
et lui
a dit qu’il rentrait à la maison immédiatement. Il a dit quelque chose
et
elle a répété : immédiatement. Quand il est arrivé, nous nous étions
installés dans le salon avec le billet entre nous sur la table basse.
C’était plus facile à raconter la deuxième fois. Le secret s’allégeait.
Je
n’ai rien embelli, je n’ai rien caché. J’ai tout avoué. J’avais entendu
parler de confessions mais je n’avais jamais compris avant de le faire
moi-même. Tenir le secret m’avait sali, avait contaminé mon esprit. Ca
m’avait rempli de peur et de honte. Cela m’avait transformé en tout ce
qu’Ange m’accusait d’être. Mon père est resté assis, raide comme un
piquet
tout le temps, le visage de marbre. Quand je lui ai passé le billet, il
l’a lu deux fois avant de le reposer soigneusement. Il a secoué la
tête,
s’est levé et s’est dirigé vers la porte d’entrée.
— Où est-ce que tu vas ? a demandé ma mère avec inquiétude.
— J’ai besoin de marcher un peu, c’est tout ce qu’il a réussi à coasser
d’une voix brisée.
Nous nous sommes entre-regardés avec gêne, ma mère et moi, et nous
avons
attendu son retour. J’ai essayé d’imaginer ce qui devait tourner dans
sa
tête. Il avait tant changé depuis les attentats et je savais par ma
mère
que ce qui l’avait transformé était l’idée que j’étais mort. Il avait
cru
que les terroristes avaient presque tué son fils et cette idée l’avait
affolé. Affolé suffisemment pour faire tout ce que le DSI demandait,
s’aligner comme un gentil petit mouton et les laisser le contrôler, le
diriger. Maintenant il savait que c’était le DSI qui m’avait
emprisonné,
le DSI qui avait pris en otage les enfants de San Francisco dans
Guantanamo-
sur-la-Baie. Ca semblait logique, maintenant que j’y pensais. Bien
entendu
c’était à Treasure Island que j’avais été gardé. Où ailleurs irait-on
avec
un trajet de dix minutes en bateau ? Quand mon père est rentré, il
avait
l’air plus en colère que je l’avais jamais vu de toute ma vie.
— Tu aurais dû me dire !, a-t-il rugi.
Ma mère s’est interposée entre lui et moi.
— Tu blâmes la mauvaise personne, a-t-elle dit. Ce n’est pas Marcus
l’auteur
de ce kidnapping et de cette intimidation.
Il a secoué la tête et tapé du pied.
— Je ne reproche rien à Marcus. Je sais très bien qui est à blâmer. Moi.
Moi
et ce DSI à la con. Mettez vos chaussures et prenez vos manteaux.
— Où est-ce qu’on va ?
— Voir le père de Darryl. Ensuite on va chez Barbara Stratford.
Le nom de Barbara Stratford me disait quelque chose, mais je ne mettais
pas
le doigt dessus. Je me suis dit qu’elle était peut-être une vieille
amie
de mes parents, mais je n’arrivais pas à la situer. Entre-temps,
j’étais
en route pour la maison du père de Darryl. Je ne m’étais jamais senti
très
à l’aise près de ce vieil homme, qui avait été opérateur radio dans la
Marine et qui dirigeait sa maisonnée comme un navire de guerre. Il
avait
appris le code Morse à Darryl quand il était petit, ce que j’avais
toujours
trouvé cool. C’était un des détails auxquels j’avais su pouvoir avoir
confiance
dans la lettre de Zeb. Mais pour chaque truc cool comme le code Morse,
le père
de Darryl avait un règlement de discipline militaire cinglée qui
semblait
n’avoir aucun sens, comme faire les lits au carré ou se raser deux fois
par jour.
Ca rendait Darryl cinglé. La mère de Darryl n’avais pas non plus
apprécié, et
était retournée dans sa famille quand Darryl avait dix ans — Darryl y
passait
tous ses étés et ses Noëls. J’étais assis à l’arrière de la voiture, et
je
voyais l’arrière de la tête de mon père pendant qu’il conduisait. Les
muscles
de son cou étaient rigides et sautaient dans tous les sens alors qu’il
serrait
les mâchoires. Ma mère maintenait sa main sur son bras, mais il n’y
avait
personne pour me réconforter, moi. Si seulement j’avais pu appeler Ange.
Ou
Jolu. Ou Van. Peut-être le ferais-je à la fin de la journée.
— Dans son esprit, il doit avoir enterré son fils, a dit mon père, alors
qu’il
négociait les épingles à cheveux qui mènent à Twin Peaks et à la petit
villa
que Darryl et son père partageaient.
Twin Peaks était dans la brume, comme c’est souvent le cas la nuit à San
Francisco,
ce qui reflettait la lumière des phares. A chaque fois que nous prenions
un virage,
je voyais les vallées de la ville en dessous, des bols de lumières
scintillantes qui
défilaient dans le brouillard.
— C’est celle-là ?
— Oui, ai-je répondu, c’est ici.
Je n’étais pas retourné chez Darryl depuis des mois, mais j’avais passé
assez de
temps ici sur des années pour reconnaître l’endroit insantanément. Tous
les trois,
nous sommes restés autour de la voiture un long moment, en attendant de
voir qui
irait sonner à la porte. A ma grande surprise, ça a été moi. J’ai sonné
et nous
avons tous attendu en retenant à moitié notre souffle pendant une
minute. J’ai
sonné de nouveau. La voiture du père de Darryl était dans l’allée, et
nous avions
vu une lumière allumée dans le salon. J’étais sur le point de sonner
pour la
troisième fois lorsque la porte s’est ouverte.
— Marcus ?
Le père de Darryl ne ressemblait plus du tout à ce dont je me souvenais.
Mal rasé,
en peignoir et pieds nus, les ongles longs et les yeux rouges. Il avait
pris du
poids, et un double menton flasque pendouillait sous sa mâchoire ferme
de militaire.
Ses cheveux clairsemés étaient sales et désordonnés.
— Monsieur Glover, ai-je dit.
Mes parents remplissaient l’encadrement de la porte derrière moi.
— Bonsoir, Ron, a dit ma mère.
— Ron, a fait mon père.
— Vous aussi ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Pourrions-nous entrer ?
Son salon faisait penser à l’un de ces reportages où des enfants
abandonnés
se font secourir par les voisins après un mois passé enfermés : boîtes
de
plats surgelés, cannettes de bière et de jus de fruits, bols de céréales
sales
et piles de journaux. Il y avait une puanteur d’urine de chat, et des
débrits de litière crissaient sous nos pieds. Même en faisait
abstraction de
la pisse de chat, l’odeur était incroyable, comme les toilettes d’une
gare
routière. Le canapé était recouvert d’un drap taché et d’une paire
d’oreillers
graisseux et les coussins avaient l’air affaissés comme si l’on avait
beaucoup
dormi dessus. Nous sommes restés là un long moment en silence,
l’embarras
dominant toute autre émotion. Le père de Darryl avait l’air de désirer
la mort.
Lentement, il a écarté les draps du sofa et a dégagé l’empilement de
plateaux
graisseux de quelques chaises, en les emportant dans la cuisine et,
d’après
le bruit, en les jetant par terre. Nous nous sommes assis aux endroits
qu’il
avait dégagés, et il est revenu s’asseoir avec nous.
— Je suis désolé, a-t-il bredouillé. Je n’ai pas vraiment de café à vous
proposer.
Mes courses devraient être livrées demain, alors je n’ai plus
grand’chose…
— Ron, a interrompu mon père. Ecoute. Nous avons quelque chose à te
dire, et ça
ne va pas être facile à entendre.
Il s’est tenu assis comme une statue pendant que je parlais. Il a
regardé le billet,
l’a lu sans avoir l’air de comprendre, puis l’a relu. Il me l’a rendu.
Il tremblait.
— Il…
— Darryl vit, ai-je dit. Darryl est vivant, et prisonnier sur Treasure
Island.
Il s’est enfoncé le poing dans la bouche et a produit un grognement
atroce.
— Nous avons une amie, a dit mon père. Elle écrit au Bay Guardian. Une
reporter
d’investigation.
C’est là que je me suis souvenu d’où venait le nom. Le Guardian,
hebdomadaire gratuit,
se faisait souvent piquer ses reporters par le grands quotidiens et les
magazines
Internet, mais Barbara Stratford était avec eux depuis toujours. Un
vague souvenir
d’avoir dîné avec elle, enfant, m’est revenu.
— Nous y allons maintenant, a dit ma mère. Est-ce que tu veux venir, Ron
? Est-ce
que tu veux raconter l’histoire de Darryl ?
Il a enfoncé son visage dans ses mains et a inspiré profondément. Mon
père a mis
sa main sur ses épaules, mais Monsieur Glover l’a chassée d’une
secousse.
— Il faut que j’aille me laver, a-t-il dit. Donnez-moi une minute.
Monsieur Glover est redescendu transformé. Il s’était rasé et mis du gel
dans les
cheveux, et avait revêtu un uniforme militaire immaculé avec une rangée
de rubans
de campagne sur la poitrine. Il s’est arrêté au pied des escaliers et a
fait un
l’a montré de la main.
— Je n’ai plus grand’chose de propre et présentable en ce moment. Et
ceci m’a
paru approprié. Vous savez, au cas où elle voudrait prendre des photos.
Lui et mon père sont montés à l’avant de la voiture et je me suis assis
à l’arrière,
derrière lui. De près, il sentait un peu la bière, comme si cela lui
sortait par
les pores.
Il était minuit passé quand nous nous sommes engagés dans l’allée de
Barbara
Stratford. Elle vivait en dehors de la ville, en bas de Mountain View,
et
aucun d’entre nous n’a dit un mot alors que nous roulions sur la 101.
Les
bâtiments high-tech le long de l’autoroute filaient derrière nous.
C’était
une zone de la Baie différente de celle où je vivais, ressemblant plus
à
l’Amérique des suburbs que je voyais parfois à la télévision. De
nombreuses
autoroutes et des quartiers de maisons identiques, des villes sans
clochards
poussant leurs caddies le long des trottoires — il n’y avait même pas
de
trottoires ! Ma mère avait téléphoné à Barbara Stratford pendant que
nous
avions attendu que Monsieur Glover redescende. La journaliste était
endormie, mais ma mère était tellement remontée qu’elle en avait oublié
toute l’étiquette britannique et l’embarras de la réveiller. A la
place,
elle lui a simplement dit, avec de la tension dans la voix, qu’elle
avait
quelque chose à dire et que cela devait se faire en personne. Alors que
nous roulions vers la maison de Barbara Stratford, ma première
impression a
été que c’était comme chez Brady Bunch — une villa basse avec un muret
de
briques et une pelouse soignée, parfaitement carrée. Il y avait une
sorte de
décoration abstraite sur le muret, dont dépassait une vieille antenne
de
télévision Ultra-haute fréquence. Nous nous sommes avancés vers l’entrée
et
avons vu que la lumière était déjà allumée à l’intérieur. La journaliste
a
ouvert la porte avant que nous ne puissions sonner. Elle avait environ
l’âge
de mes parents, une grande femme élancée avec un nez aquilin et des
yeux
rusés ridés de pattes d’oies. Elle portait une paire de jeans assez à
la
mode pour qu’il y en ait dans les boutiques de Valencia Street, et une
blouse indienne ample en coton qui lui tombait sur les cuisses. Elle
portait
de petites lunettes rondes qui a jeté des reflets dans la lumière de
l’allée.
Elle nous a lancé un petit sourire serré.
— Je vous que vous être venus avec toute la tribu.
Ma mère a acquiescé.
— Vous allez comprendre dans une minute, a-t-elle répondu.
Monsieur Glover a émergé de derrière mon père.
— Et vous avez fait venir la Marine ?
— Toute chose en son temps.
Nous nous sommes présentés l’un après l’autre. Elle avait une poignée de
main
ferme et de longs doigts. Sa maison était meublée en style japonais
minimaliste,
avec seulement quelques meubles bas et proportionnés avec précision, de
grands
pots de fleurs en terre cuite avec des bambous qui brossaient le
plafond, et
quelque chose qui ressemblait à une grande pièce de moteur diesel
rouillée
montée sur une poutre de marbre poli. J’ai décisé que ça me plaisait. Le
sol
était en vieux bois, sablé et verni, mais non homogénéisé, de sorte que
l’on
voyait les craquelures et les trous sous le vernis. J’ai beaucoup aimé
ça,
particulièrement quand j’ai marché dessus en chaussettes.
— Le café va être prêt, a-t-elle annoncé. Qui en veut ?
Nous avons tous levé la main. J’ai lancé un regard de défi à mes
parents.
— Bien, a-t-elle dit.
Elle a disparu dans l’autre pièce et en est revenue un moment après en
portant
un plateau de bambou grossier avec une thermore de deux litres et six
tasses
d’un design précis mais décorées grossièrement et imparfaitement. J’ai
aussi
aimé ça.
— Bien, a-t-elle dit après avoir versé le café et distribué les tasses.
Je suis
heureuse de vous revoir tous. Marcus, je pense que la dernière fois que
je t’ai
vu, tu devais avoir sept ans. Si ma mémoire est bonne, tu étais très
enthousiasmé
par tes nouveaux jeux vidéo, que tu m’avais montrés.
Je n’en n’avais aucun souvenir, mais ça ressemblait effectivement au
genre de
choses que je faisait à sept ans. Ce devait être ma Séga Dreamcast. Elle
a
sort un enregistreur, un carnet jaune et un crayon, et a taillé le
crayon.
— Je suis ici pour écouter tout ce que vous voudrez me dire, et je puis
vous
promettre de l’entendre en toute confidentialité. Mais je ne peux pas
vous
promettre d’en faire quoi que ce soit, ou de le publier.
Son ton m’a fait comprendre que ma mère avait obtenu une sacré faveur
en
sortant cette femme du lit, amie ou pas. Ce doit être le genre d’ennuis
que
l’on a à être journaliste d’investigation. Il devait y avoir un million
de gens qui auraient voulu qu’elle embrasse leur cause. Ma mère m’a fait
un
geste du menton. Bien que j’aie raconté l’histoire trois fois déjà cette
nuit,
je me suis retrouvé muet. C’était différent que de raconter à mes
parents.
Différent que de raconter au père de Darryl. Là… là, nous allions jouer
un nouveau coup dans le jeu. J’ai commené lentement, et j’ai regardé
Barbara
prendre des notes. J’ai bu une tasse de café rien qu’à expliquer en
quoi
consistait l’ARG et comment je faisais le mur pour y jouer. Mes parents
et
monsieur Glover ont écouté cette partie avec beaucoup d’attention. Je me
suis
reservi du café et l’ai bue en expliquant comment nous avions été
capturés.
D’ici à ce que j’aie fini mon histoire, j’avais syphoné toute la thermos
et
j’avais besoin d’uriner comme un cheval de course. La salle de bain
était
aussi nette que le salon, avec un savon brun et organique qui sentait
comme
de la terre propre. Je suis retourné au salon, où j’ai trouvé les
adultes qui
me regardaient sans mot dire. Monsieur Glover a ensuite raconté son
histoire
à lui. Il ne savait rien de ce qui s’était passé, mais il a expliqué
qu’il
était un ancien combattant et que son fils était un bon garçon. Il a
raconté
ce que l’on ressent à croire que son fils est mort, comment son
ex-femme
avait eu un malaise quand elle l’avait appris et fini à l’hôpital. Il a
pleuré un petit peu, sans honte, les larmes coulant le long de son
visage
ridé pour assombrir le col de son uniforme de soirée. Quand tout a été
dit,
Barbara est sortie dans une autre chambre et en est revenue avec un
bouteille
de whisky irlandais.
— C’est un Bushmills vieilli 15 ans dans un ancien fût de rhum,
a-t-elle
annoncé en disposant quatre verres.
Pas de verre pour moi.
— On n’en n’a pas vendu depuis dix ans. Je pense que c’est un bon
moment
pour le déboucher.
Elle a versé à chacun un petit verre de la liqueur, a levé le sien et
l’a
siroté, vidant d’un coup la moitié du verre. Les autres adultes en ont
fait
autant. Ils ont encore bu et fini leurs verres. Elle leur a versé encore
du
whisky.
— Bon, a-t-elle repris. Voilà ce que je peux vous dire en l’état des
choses.
Je vous crois. Pas seulement parce que je vous connais, Lillian.
L’histoire
sonne juste, et elle correspond à des rumeurs que j’ai recueuillies.
Mais je
ne vais pas pour autant vous croire sur parole. Je vais enquêter sur
chacun
des détails que vous m’avez donnés, chaque élément de vos vies et de
vos
histoires. Je dois savoir s’il y a quelque chose que vous ne m’auriez
pas dit,
quoi que ce soit qui puisse s’utiliser pour vous discréditer après que
cette
affaire se mette en lumière. Il me faut tout. Ca pourrait me prendre
des
semaines avant que je sois prête à publier. Tu vas aussi devoir penser à
ta
sécurité et à celle de Darryl. S’il est vraiment un prisonnier fantôme,
mettre la pression sur le DSI pourrait les inciter à le tranférer encore
plus
loin. Pensez à la Syrie. Ils pourraient même faire encore pire.
Elle a laissé l’idée plâner. Elle voulait dire qu’ils pourraient le
tuer.
— Je vais emporter cette lettre et la scanner maintenant. Je veux des
photographies de vous deux, maintenant et plus tard — nous pouvons
envoyer un photographe, mais je veux documenter tout ceci aussi
complètement
que possible dès cette nuit.
Je suis allé avec elle dans son bureau pour scanner le document. Je
m’attendais
à un ordinateur stylé et peu gourmand, mais en fait, la chambre
d’amis/bureau
était remplie de PCs dernier cri, de grands moniteurs à écrans plats, et
d’un
scanner assez grand pour y étendre un journal déplié. Et elle était
rapide
avec son équipement, aussi. J’ai noté avec approbation qu’elle
utilisait
ParanoidLinux. Cette dame prenait son travail au sérieux.
Les ventilateurs de l’ordinateur produisaient un écran de bruit blanc
efficace,
mais même alors, j’ai fermé la porte et je me suis rapproché d’elle.
— Hum, Barbara ?
— Oui ?
— Ce que vous disiez à propos de ce qui pourrait me discéditer ?
— Oui ?
— Ce que je vous dirais, on ne pourrait pas vous forcer à le répéter,
n’est-ce pas ?
— En théorie. Disons les choses comme ça : je suis allée en prison à
deux reprises
plutôt que de dénoncer mes sources.
— OK, OK. Excellent. Ouah. En prison. Ouah. OK.
J’ai inspiré profondément.
— Vous avez entendu parler de Xnet ? De M1k3y ?
— Oui ?
— Je suis M1k3y.
— Oh, a-t-elle fait.
Elle a ouvert le scanner et retourné le billet pour traiter l’autre
côté. Elle
scannait à une résolution hallucinante, 10 000 point par pouce ou encore
plus,
et la sortie sur l’écran ressemblait à celle d’un microscope à effet
tunnel.
— Eh bien, voilà qui donne à cette histoire une autre couleur.
— Ouais, ai-je fait. J’imagine que oui.
— Tes parents n’en savent rien.
— Non. Et je ne suis pas sûr que j’aie envie qu’ils sachent.
— C’est quelque chose que tu vas devoir décider. Il faut que j’y
réfléchisse.
Est-ce que tu peux passer à mon bureau ? j’aimerais discuter avec toi de
ce
que ça signifie au juste.
— Est-ce que vous avez une Xbox Universal ? Je pourrais apporter un
installer.
— Oui, je suis sûre que ça peut s’arranger. Quand tu viens, dis à la
réception
que tu es Monsieur Lebrun et que tu as rendez-vous avec moi. Ils
comprendront.
On ne notera pas ton arrivée, toutes les bandes des caméras de sécurité
seront
effacées, et les caméras seront désactivées jusqu’à ce que tu repartes.
— Ouah, a-je fait. Vous pensez comme moi.
Elle a souri et m’a donné une bourrade.
— Gamin, ça fait un sacré moment que je joue à ça. Pour le moment j’ai
réussi
à passer plus de temps en liberté que derrière les barreaux. La paranoïa
est
mon alliée.
J’étais comme un zombie le lendemain à l’école. J’avais dormi trois
heures au
total, et même avec trois tasses de la boue à la caféine du Turc
n’avaient pas
réussi à faire démarer mon cerveau. L’ennui avec la caféine, c’est qu’on
s’y
habitue trop facilement, de sorte qu’il faut des doses de plus en plus
élevées
pour ne serait-ce que dépasser la norme. J’avais passé la nuit à ruminer
sur ce
que j’avais à faire. C’était comme courir à travers un labyrinthe de
petits
passages tordus, tous semblables, chacun menant au même cul-de-sac.
Quand je
serais allé chez Barbara, ce serait terminé pour moi. C’était le
résultat, de
quelque façon que j’y pense. Le temps que la journée d’école soit finie,
tout
ce que je voulais était rentrer chez moi et me rouler dans mon lit. Mais
j’avais
rendez-vous au Bay Guardian, sur le bord de mer. J’ai gardé les yeux
rivés sur
mes pas en passant le portail, mais quand j’ai tourné dans la 24ème rue,
une
autre paire de pas s’est mise en rythme avec les miens. J’ai reconnu
les
chaussures et je me suis arrêté.
— Ange ?
Elle avait l’air dans le même état que moi. Elle n’avait pas assez
dormi,
ses yeux ressemblaient à ceux d’un raton-laveur, et sa bouche avait des
rides
tristes aux commissures.
— Salut, toi, a-t-elle fait. Surprise ! J’ai filé à l’anglaise du lycée.
Je
n’arrivais pas à me concentrer de toute manière.
— Hum, ai-je fait.
— Boucle-la et prends-moi dans tes bras, crétin.
C’est ce que j’ai fait. C’était bon. Mieux que bon. C’était comme si je
m’était
amputé d’une partie de moi et qu’on l’avait rattachée.
— Je t’aime, Marcus Yallow.
— Je t’aime, Angela Carvelli.
— OK, a-t-elle dit en brisant l’étreinte. J’ai bien aimé ton billet sur
pourquoi
tu ne brouilles pas. Je peux respecter ça. Maintenant, qu’est-ce que tu
as fait
pour trouver une façon de brouiller sans se faire prendre ?
— Je suis en route pour voir une journaliste d’investigation qui va
publier une
histoire sur la façon dont on m’a mis en prison, comme j’ai lancé Xnet,
comment
Darryl est détenu illégalement par le DSI dans une prison secrète sur
Treasure
Island.
— Oh.
Elle a regardé autour d’elle un moment.
— Tu n’as rien pu trouver d’un peu, tu sais, ambitieux ?
— Tu veux venir avec moi ?
— Je viens, oui. Et j’aimerais bien que tu m’expliques tout ça en
détail, si
tu veux bien.
Après toutes les répétitions, celles-ci, narrée alors que nous marchions
vers
Potrero Avenue en descendant la 15ème rue, a été la plus facile. Elle
m’a tenu
la main et l’a serrée souvent. Nous sommes montés quatre à quatre dans
les
escaliers des bureaux du Bay Guardian. Mon coeur battait la chamade. Je
suis
allé au bureau de la réception et j’ai dit à la fille blasée qui
trônait
derrière :
— Je suis venu voir Barbara Stratford. Je m’appelle Levert.
— Vous voulez dire Lebrun ?
— Oui, ai-je fait en rougissant. Lebrun.
Elle a fait quelque chose sur son ordinateur et a dit :
— Prenez un siège. Barbara va être ici dans instant. Puis-je vous
offrir
quelque chose à boire ?
— Du café, avons-nous réclamé à l’unission.
Une autre raison d’adorer Ange : nous étions acros à la même drogue.
La réceptionniste — une jolie femme latino qui n’avait que quelques
années
de plus que nous, habillée de vêtements tellement vieux qu’ils en
avaient l’air
hipster-rétro — a acquiescé et est revenue avec deux tasses frappées du
sceau
du journal. Nous avons siroté en silence, en regardant les visiteurs et
les
reporters aller et venir. Finalement, Barbara est venue nous recevoir.
Elle
portait pratiquement les mêmes vêtements que la nuit de la veille. Ca
lui allait
bien. Elle a haussé un sourcil quand elle a vu que j’étais venu
accompagné.
— Bonjour, ai-je dit. Voici…
— Madame Lebrun, a dit Ange en tendant la main.
Oh, oui, évidemment, nous identités étaient secrètes.
— Je travaille avec Monsieur Levert.
Elle m’a donné un léger coup de coude.
— Dans ce cas, allons-y, a dit Barbara en nous entraînant dans une salle
de
conférence aux long murs de verre dont les rideaux étaient tirés.
Elle a disposé un plateau de clones d’Oréos Whole Foods, un
enregistreur
numérique, et un nouveau carnet jaune.
— Voulez enregistrer vous aussi ? a-t-elle demandé.
Je n’avais pas réfléchi jusque-là. Ceci dit, je comprenais en quoi ça
aurait été utile au cas où j’aurais voulu contester ce qu’avait dit
Barbara.
Néanmoins, si je ne pouvais pas lui faire confiance à elle pour me
faire
justice, tout était fichu de toute manière.
— Non merci, ça ira bien comme ça, ai-je fait.
— Bien, alors allons-y. Jeune fille, je m’appelle Barbara Stratford et
je suis
journaliste d’investigation. J’ai cru comprendre que vous savez pourquoi
je
suis ici, et je serais curieuse de savoir pourquoi vous êtes ici
vous-même.
— Je travaille avec Marcus sur le Xnet, a-t-elle dit. Connaissez-vous
mon nom ?
— Non, pas pour le moment, a répondu Barbara. Vous pouvez rester anonyme
si vous
le désirez. Marcus, je t’ai demandé de me raconter cette histoire parce
que j’ai
besoin de savoir comment elle interfère avec l’histoire que tu m’as
racontée
à propos de ton ami Darryl et du billet que tu m’as montré. Je pense que
ceci
ferait une bonne adjonction. Je pourrais présenter toute cette histoire
comme
l’origine de Xnet. « Ils se sont fait un ennemi qu’ils n’oubliront
jamais »,
ce genre de choses. Mais pour être franche, je préférerais ne pas
raconter cette histoire si ça n’est pas absolument nécessaire. Je
préfèrerais
un reportage bien claire sur la prison secrète à côté de chez nous,
sans
devoir discuter si les prisonniers qui y sont détenus sont du genre à
n’en sortir
que pour établir des mouvements clandestins qui déstabilisent le
gouvernement
fédéral. Je suis sûre que vous me comprenez.
Je comprenais. Si Xnet rentrait dans l’histoire, il se trouverait des
gens
pour dire, vous voyez, il faut bien embastiller ces gens, sinon ils
vont
fomenter des émeutes.
— C’est votre spectacle, ai-je dit. Je pense qu’il faut raconter au
monde
l’histoire de Darryl. Quand vous aurez fait ça, ça communiquera au DSI
que
j’aurai parlé publiquement, et ils me pourchasseront. Ils trouveront
peut-être
que je suis impliqué dans Xnet. Peut-être mêm qu’ils feront le rapport
entre
moi et M1K3y. En fait, ce que je veux dire, c’est que quoi qu’il arrive,
à
partir du moment où vous publierez quelque chose sur Darryl, tout sera
fini
pour moi. Je me suis réconcilié avec cette idée.
— L’agneau de Dieu venu laver les pêchés des hommes, a-t-elle fait.
Bien. Dans
ce cas, c’est entendu. Je veux que vous me racontiez tous les deux tout
ce que
vous pouvez sur la façon dont Xnet a été fondé et comme ils opère, et
ensuite
je voudrai une démonstration. A quoi vous l’utilisez ; qui d’autre
l’utilise ;
comment il s’étend ; qui a écrit les logiciels ; tout.
— Ca va prendre un moment, a fait Ange.
— J’ai tout mon temps, a dit Barbara.
Elle a bu un peu de café et mangé une imitation d’Oréo.
— Ce pourrait bien être le reportage le plus important de la Guerre
contre
le Terrorisme. Ca pourrait être une histoire à faire tomber le
gouvernement.
Quand on tourve une histoire comme ça, on la traite avec beaucoup de
soin.