#Chapitre 14
Ce chapitre est dédié à l’incomparable Mysterious Galaxy à San Diego,
en Californie. Les gens de la Mysterious Galaxy m’ont invité à signer des livres à
chaque fois que je suis passé à San Diego pour une conférence ou pour donner un cours
(l’atelier Clarion Writers’ est rattaché à l’université d’Etat de San Diego dans la
ville voisine de La Jolla), et à chaque fois que je suis venu, ils ont rempli
leur boutique. Ce magasin a une troupe loyale de fans absolus qui savent
qu’ils pourront toujours avoir d’excellents conseils et des idées géniales dans
la boutique. Pendant l’été 2007, j’ai emmené ma classe du Clarion jusqu’à
la librairie pour le lancement de minuit du dernier Harry Potter et je n’ai jamais vu
une fête aussi fantastiquement amusante qu’au magasin.
Mysterious Galaxy: 7051 Clairemont Mesa Blvd., Suite #302 San Diego,
CA USA 92111 +1 858 268 4747
Il n’y avait pas beaucoup d’animation sur le Xnet en plein milieu d’un
jour d’école, quand tous les gens qui l’utilisaient étaient en cours. J’avais
la feuille pliée dans la poche arrière de mon jeans, et je l’ai jetée sur
la table de la cuisine en arrivant à la maison. Je me suis assis dans le salon et
j’ai allumé la télévision. Je ne la regardais jamais, mais je savais que mes
parents le faisaient. La télé, la radio et les journaux, c’était là qu’ils se
faisaient leurs idées sur le monde.
Les actualités étaient terribles. Il y avait tant de raisons d’avoir
peur. Les soldats américains mourraient partout dans le monde. Pas seulement les
soldats, du reste. Les Gardes Nationaux, qui croyaient s’enrôler pour sauver les
gens des ouragans, se retrouvaient en garnison outre-mer pendant des années et
des années dans une guerre sans fin.
J’ai zappé à travers les chaînes d’information en continu, l’une après
l’autre, un défilé de dignitaires nous disant pourquoi nous devions avoir peur.
Un défilé de photos de bombes explosant de par le monde. J’ai continué à zapper et
je me suis retrouvé devant un visage familier. C’était le gars qui était venu
dans le camion et avait parlé à Coupe-à-la-Serpe quand j’étais enchaîné à
l’arrière. En uniforme militaire. La légende l’identifiait comme le Général de Corps
d’Armée Graeme Sutherland, commandant régional, DHS.
« Je tiens là des exemples authentiques du genre de littérature que l’on
trouvait à ce soi-disant concert à Dolores Park du week-end dernier. »
Il tenait une pile de prospectus. Il y avait eu pas mal de gens qui
distribuaient des tacts, je m’en souvenais. Partout où vous aviez un groupe de gens à
San Francisco, il y avait des tacts.
« Je voudrais que vous les examiniez un moment. Permettez-moi de vous en
lire les titres. SANS LE CONSENTEMENT DES GOUVERNÉS: UN GUIDE CITOYEN POUR
RENVERSER L’ÉTAT. En voilà un, LES ATTENTATS DU ONZE SEPTEMBRE ONT-ILS VRAIMENT EU LIEU ?
Et un autre, COMMENT UTILISER LEUR SÉCURITÉ CONTRE EUX. Cette littérature nous montre
le but réel de ce rassemblement illégal de samedi dernier. Ce n’était pas seulement
un rassemblement dangeureux de millieurs de personnes sans précautions élémentaires, et
même sans toilettes. C’était un festival de recrutement de l’ennemi. C’était une
tentative de corrompre des enfants et les convaincre que l’Amérique ne devrait pas se
protéger.
Prenez ce slogan, NE FAITES CONFIANCE À PERSONNE AU-DESSUS DE 25 ANS.
Quelle meilleure façon de vous assurer qu’aucune discussion réfléchie, équilibrée, adulte
ne s’injecte jamais dans votre message pro-terroriste, que d’en exclure les adultes,
de limiter votre groupe aux jeunes gens impressionables ?
« Quand la police est arrivée sur les lieux, elle a trouvé un
rassemblement de recrutement pour les ennemis de l’Amérique qui battait son plein. Ce
rassemblement avait déjà dérangé le repos de centaines de résidents du quartier, dont
aucun n’avait été consulté pour l’organisation de cette rave party qui devait durer
toute la nuit. « Ils ont ordonné à ces gens de se disperser — ça se voit très bien sur
la vidéo – et quand les fêtards se sont retournés contre eux, encouragés par les
musiciens sur scène, la police les a maîtrisés par l’applications de techniques de
maintien de l’ordre non léthales.
« Les personnes arrêtées sont les meneurs et les provocateurs qui
avaient conduit des centaines de jeunes gens impressionables à charger les rangs de la
police. 827 d’entre eux ont été écroués. Beaucoup d’entre eux étaient déjà connus de nos
services. Plus de cent de ceux-là étaient même recherchés. Ils sont toujours détenus.
« Mesdames et Messieurs, l’Amérique est en guerre et se bat sur de
nombreux fronts, mais sur aucun elle ne court un péril plus grand que là où elle est, au pays.
Que nous soyons attaqués par des terroristes ou par ceux qui sympathisent avec eux. »
Un reporter a levé la main et demandé:
« Général Sutherland, vous n’êtes sans doute pas en train de dire que
ces enfants sont des sympathisants des terroristes simplement parce qu’ils ont participé
à une fête dans un parc ? »
« Bien sûr que non. Mais quand des jeunes gens sont sous l’influence des
ennemis de notre pays, ils dérappent facilement. Les terroristes adoreraient recruter une
cinquième colonne qui se batte pour eux sur le front de l’arrière. Si c’étaient mes
enfants, je serais très inquiet. »
Un autre reporter s’est annoncé.
« Certainement, il ne s’agissait que d’un concert en plein air, Général
? Ils ne s’entraînaient pas avec des fusils d’assaut. »
Le général a sorti une pile de photos et a commencé à les brandir.
« Voici des images prises par nos officiers avec des caméras
infra-rouges avant charger. »
Il les a tenues près de son visage et les a fait défiler une à une.
Elles montraient des gens qui dansaient vraiment énergiquement, certains se faisant écraser
ou marcher dessus. Ensuite ils sont passés aux actes sexuels près des arbres, une fille
avec trois garçons, deux garçons embrassés. « Il y avait des enfants de dix ans à cet événement. Un cocktail mortel
de drogue, de propagande et de musique qui s’est soldé par des dizaines de blessés.
C’est un miracle que personne ne soit mort. »
J’ai éteint la télévision. Ils mettaient ça en scène comme si ça avait
été une émeute. Si mes parents m’avaient soupçonné d’y avoir été, ils m’auraient gardé
ligoté à mon lit pendant un mois et ne m’auraient laissé sortir qu’avec un collier-balise
de localisation. A propos de quoi, ça les ennuyerait sûrement que je me sois fait
suspendre.
Ils ne l’ont pas pris bien. Mon père voulait me confiner dans ma chambre, mais ma mère l’a convaincu de n’en rien faire. « Tu sais bien que ce vice-principal avait Marcus dans le collimateur depuis des années », a dit ma mère. « La dernière fois que tu l’as rencontré, tu l’as maudit pendant une heure, après coup. Je crois me souvenir que le mot “trou du cul” a été mentionné plusieurs fois » Mon près a secoué la tête. « Déranger un cours pour argumenter contre le Département de la Sécurité Intérieure… » « C’est un cours de Sciences Sociales, Papa », ai-je dit. Je n’en n’avais plus grand-chose à faire, mais je me disais que si ma mère me défendait, je devais l’aider. « Nous parlions du DSI. Est-ce que le débat n’est pas censé être une chose saine ? » « Ecoute, fils », a-t-il dit. Il avait pris l’habitude de m’appeler « fils » souvent. Ca me donnait l’impression qu’il avait cessé de penser à moi comme à une personne, et qu’il était passé à me considérer comme une sorte de larve à moitié formée qu’il devait giuder hors de l’adolescence. Je détestais ça. « Tu vas devoir vivre avec le fait que nous vivons dans un monde différent, aujourd’hui. Tu as absolument le droit de donner ton opinion, évidemment, mais tu vas devoir te préparer aux conséquences. Tu vas devoir affronter le fait qu’il y a des gens qui souffrent, qui ne vont pas vouloir discutailler sur le finesses du Droit constitutionnel quand il y a des vies en jeu. Nous sommes dans un canot de sauvetage, maintenant, et quand on est dans un canot de sauvetage, personne ne veut entendre raconter à quel point le capitaine est méchant. » J’ai eu du mal à me retenir de lever les yeux au ciel. « On m’a donné pour devoir d’écrire un article pour chacune de mes matières, en utilisant la ville comme sujet de fond — un article en Histoire, un en Sciences Sociales, un en Anglais, et un en Physique. C’est toujours mieux que de rester à la maison à glander devant la télé » Mon père m’a jeté un regard scrutateur, comme s’il me soupçonnait d’être sur un mauvais coup, puis a acquiescé. J’ai salué mes parents et je suis monté dans ma chambre. J’ai démarré ma Xbox et j’ai ouvert un traitement de texte pour noter des idées en vrac pour mes articles. Pourquoi pas ? Ca valait vraiment mieux que de rester à la maison à ne rien faire.
J’ai fini par chatter pendant un bon bout de temps avec Angie cette nuit-là. Elle compatissait et m’a dit qu’elle m’aiderait avec mes articles si je voulais la retrouver après l’école l anuit suivante. Je savais où était son lycée — elle allait au même que Van — et qu’il se trouvait tout à l’autre bout de la Baie de l’Est, où je n’étais pas retourné depuis l’explosion des bombes. J’étais tout excité à l’idée de la revoir. Chaque nuit depuis la fête, je m’étais couché en pensant à deux choses : la scène de la foule chargeant les cordons de police, et la sensation du contour de son sein sous sa chemise quand nous nous étions appuyés contre le pillier. Elle était épatante. Je n’avais jamais été avec une fille aussi… aggressive qu’elle avant. Ca avait toujours été moi qui prenait l’initiative et elles qui me tenaient à distance. J’ai eu l’impression que Ange était tout aussi sexuelle que moi. C’était une idée fascinante.
J’ai dormi profondément cette nuit, avec des rêves excitant à propos de moi et Ange, et de ce que nous ferions si nous nous retrouvions dans un endroit tranquille quelque part.
Le lendemain, je me suis mis à travailler à mes devoirs. San Francisco
est un bon endroit sur lequel écrire. Histoire ? Bien sûr, il y en a, depuis la Ruée vers
l’Or jusqu’aux chantiers navals de la Seconde Guerre Mondiale, les camps d’internement
des Japonais, l’invention du PC. La Physique ? L’Exploratorium a les meilleures
expositions de tous les musées où j’ai jamais été. J’ai pris une satisfaction perverse à
l’installation sur la liquéfaction des sols pendant les grands tremblements de terre.
L’anglais ? Jack London, les poètes de la Beat Generation, les auteurs de Science-Fiction comme
Pat Murphy et Rudy Rucker. Les Sciences Sociales ? La mouvement pour la liberté
d’expression, César Chavez, les droits homosexuels, le féminisme, le mouvement pacifiste… J’ai
toujours adoré apprendre pour le pur plaisir d’apprendre. Simplement pour mieux
comprendre le monde qui m’entoure. Je pouvais faire ça en me promenant dans la ville. J’ai
décidé que je commencerais par mon devoir d’anglais, sur la Beat Generation. City Light Books avait
une magnifique bibliothèque, à l’étage, où Alan Ginsberg et ses amis avaient créé leur
poésie radicale et droguée. C’était Howl que nous avions lu en cours d’anglais et je
n’avais jamais oublié les premiers vers, ils me donnaient des frissons dans l’échine:
« J’ai vu les meilleurs esprits de ma génération détruits par la folie,
affamés hystériques nus, rampant dans les rues nègres à l’aube à la recherche
d’une dose de furie, hipsters aux têtes d’ange brûlant de désir pour l’antique
connection céleste à la dynamo étoilée de la machinerie de la nuit… »
J’adorais la façon dont il faisait rouler ces mots ensemble, « affamés
hystériques nus». Je connaissais la sensation. Et « les meilleurs esprits de ma génération
» me faisait réfléchir dur aussi. Ca me rappelait le parc et la police, et le gaz qui
s’abattait.
Ils avaient mis Ginsberg en taule pour obscénité à cause de Howl — rien
qu’à cause d’un vers sur l’homosexualité qui ne ferait plus tiquer personne
aujourd’hui. D’une certaine façon, savoir que nous avions fait quelque progrès me
rendait heureux. Que la société avaient été encore plus restrictive avant.
Je me suis perdu dans la bibliothèque, à lire ces magnifiques éditions anciennes. Je me suis perdu dans « Sur la Route » de Jack Kerouac, un roman que j’avais voulu lire depuis longtemps, et un bibliothécaire qui était venu voir ce que je faisais a hoché la tête avec approbation avant de me toruver une édition bon marché qu’il m’a vendu pour six dollars. J’ai marché dans Chinatown et j’ai pris des dim sum et des nouilles avec de la sauce forte que j’aurais jadis trouvée sérieusement épicée, mais qui ne me ferais jamais plus cette impression, plus depuis que j’avais goûté au Ange Special.
Comme la journée tournait à l’après-midi, je suis monté sur le BART et
j’ai pris la navette du pont San Mateo pour me faire conduire à East Bay. J’ai lu
mon édition de « Sur la Route » et profité du paysage qui passait à toute vitesse. «
Sur la Route » est un roman à moitié autobiographique de Jack Kerouac, un écrivain
drogué et buveur qui parcourt l’Amérique en auto-stop, vivant de petits boulots, rôdant
dans les rues la nuit, renontrant des gens et les perdant de vue.
Des Hipsters, des clochards aux tristes figures, des escrocs, des
cambrioleurs, des salopards et des anges. Il n’y a pas vraiment d’intrigue — Kerouac
l’aurait écrit en trois semaines sur un long rouleau de papier, sous l’effet de la
drogue –, seulement un ensemble d’anecdotes étonnantes, une chose survenant après l’autre.
Il devient ami avec des personalités auto-destructrices comme Dean Moriarty, qui
l’entraîne dans des combines tordues qui ne marchent jamais, si vous voyez ce que je veux
dire.
Il y avait un rythme dans les mots, c’était sensuel, je pouvait
l’entendre lu à haute voix dans ma tête. Ca me donnait envie de me coucher sur la
banquette d’une camionette et de me réveiller dans une petite ville pousiéreuse quelque
part dans Central Valley sur la route de Los Angeles, un de ces endroits où il n’y
a qu’une station-service et un restauroute, et de marcher dans les champs pour
rencontrer des gens et voir des choses et faire des trucs.
C’était un long trajet en bus et j’ai dû m’assoupir un peu — rester
réveillé tard à chatter avec Ange avait perturbé mon cycle de sommeil, d’autant que ma
mère m’attendait pour l’heure du petit déjeuner. Je me suis réveillé et j’ai
changé de but, et peu après, je suis arrivé à l’école d’Ange.
Elle a émergé du portail dans son uniforme — je ne l’avais jamais vue
dedans avant, c’était assez mignon dans un genre assez étrange, et ça m’a rappelé Van
dans son uniforme. Elle m’a longuement serré dans ses bras et m’a embrassé
énergiquement sur la joue. « Salut, toi ! », m’a-t-elle dit. « Hiya ! » « Qu’est-ce que tu lis de beau ? » Je m’étais préparé à cette question. J’avais marqué un passage du
doigt. « Ecoute ça : Ils ont dancé dans les rues comme des dingledodies, et je
les ai suivis en titubant comme j’ai toujours fait tout ma vie avec les gens qui
m’intéressaient, parce que les seuls qui comptent pour moi sont les fous, ceux qui vivent
à la folie, qui parlent à la folie, qui cherchent leur salut dans la folie, qui
veulent tout à la fois, ceux qui ne baillent jamais ni ne disent de banalités, mais qui
brûlent, brûlent, brûlet comme de fabuleuses chandelles romaines qui explosent à travers
les étoiles et au milieu desquelles on voit la lumière bleue centrale qui éclate et
tout le monde s’exclame “Ohhh !” ». Elle m’a pris le livre et a relu le passage. « Wouah, des dingledodies ! J’adore ! C’est tout le temps comme ça ? » Je lui ai parlé des partie que j’avais lues, en marchant lentement sur
le trottoir en direction de l’arrêt de bus. Quand nous avons tourné le coin de la
rue, elle m’a passé le bras autour de la taille et j’ai passé le mien sur son
épaule. Descendre la rue avec une fille — ma copine ? Certainement, pourquoi pas ? — en
parlant d’un bon livre. C’était paradisiaque. Ca m’a fait oublier mes ennuis pour un
moment. « Marcus ? » Je me suis retourné. C’était Van. Subconsciemment, je m’y étais attendu.
Je m’en suis rendu compte parce que mon conscient ne s’est pas étonné du tout.
L’école n’étais pas grande, et ils sortaient tous en même temps. Je n’avais plus parlé à Van
depuis des semaines, et ces semaines me semblaient des mois. Nous avions eu
l’habitude de parler chaque jour. « Hé, Van ! », ai-je fait. J’ai réfréné l’envie de retirer mon bras des
épaules d’Ange. Van avait l’air surprise, mais pas fâchée, plutôt étonnée, secouée. Elle
nous a examinés. « Angela ? » « Salut, Vanessa », a dit Ange. « Qu’est-ce que tu fais ici ?» « Je suis venu chercher Ange », ai-je dit en essayant de garder un ton
neutre. Je me sentais soudainement gêné d’être surpris avec une autre fille. « Oh », a dit Van. « Eh bien, c’était sympa de te voir ». « Oui, toi aussi », a dit Ange en me retournant avant de m’emmener vers
l’arrêt de bus. « Tu la connais ? », a demandé Ange. « Oui, depuis toujours ». « C’est ton ex ? » « Quoi ? Non ! Jamais de la vie ! On était juste amis » « Vous étiez juste amis ?» J’avais l’impression que Van marchait juste derrière nous et écoutait
tout, quoi qu’à l’alllure où nous marchions, elle aurait dû se mettre au pas de
gymnastique pour nous suivre. J’ai résisté aussi longtemps que j’ai pu à l’envie de
regarder par-dessus mon épaule, puis je n’y ai plus tenu. Il y avait plein de filles de
l’école derrière nous, mais pas Van. « Elle était avec moi, Jose-Louis et Darryl quand nous avons été
arrêtés. On jouait au ARG ensemble. Tous les quatre, on était meilleurs amis. » « Et qu’est-ce qui s’est passé ?» J’ai baissé le ton. « Elle n’a pas aimé Xnet », ai-je expliqué. « Elle trouvait que ça nous
attirerait des ennuis. Que j’attirerais des ennuis à des gens. » « Et c’est comme ça que vous avez arrêté d’être amis ? » « On a juste pris des directions différentes » nous avons fait quelques pas. « Vous n’étiez pas, tu sais, du genre amis petit ami-petite amie ? » « Et c’est pour ça que vous avez arrêté d’être amis ? » « Non ! », ai-je fait. Mon visage brûlait. J’avais l’impression d’avoir
l’air d’un menteur, alors que je disais la vérité. Ange nous a arrêtés d’une
secousse et a scruté mon visage. « Vraiment ? » « Non, sérieusement. On était juste amis. Darryl et elle — bon, pas
vraiment, mais Darryl était raide amoureux d’elle. Il n’y aurait eu aucun moyen… » « Mais si Darryl ne s’était pas intéressé à elle, tu aurais trouvé un
moyen, hein ? » « Non, Ange, s’il-te-plaît. Fais-moi confiance et laisse tomber. Vanessa
était une amie proche et maintenant elle ne l’est plus, et ça me fait de la peine,
mais je ne l’ai jamais vue comme ça, d’accord ? » Elle s’est affaissée un peu. « D’accord, d’accord. Je suis désolée. Je ne me suis vraiment jamais
entendue avec elle. On ne s’est jamais entendues de toutes les années où on s’est
connues. » « Oh oh », ai-je pensé. Voilà comment Jolu l’avait connue depuis si
longtemps alors que je ne l’avais jamais rencontrée ; il y avait quelque chose
entre elle et Van, et il ne voulait pas la faire venir autours de nous. Elle m’a tenu longuement dans ses bras et nous nous sommes embrassés, et
une bande de filles qui nous dépassaient nous ont sifflés; nous avons
rectifié notre tenue et nous sommes dirigés vers l’arrêt de bus. Devant nous marchait
Van, qui devait nous avoir dépassés pendant notre baiser. J’ai eu l’impression
d’être un vrai connard. Bien entendu, elle était à l’arrêt, puis dans le bus, et nous n’avons
pas échangé un mot ; pendant tout le trajet, j’ai essayé de faire la conversation à
Ange, mais l’atmosphère était tendue. Nous avions prévu de nous arrêter pour un café puis d’aller chez Ange
pour être ensemble et « travailler », c’est-à-dire nous passer sa Xbox tour à tour
pour regarder le Xnet. La mère d’Ange rentrait tard les jeudis, jour où elle
donnait un cours de yoga et sortait dîner avec sa classe, et la soeur d’Ange
était sortie avec son copain, de sorte que nous avions toute la maison à nous.
J’avais eu des idées tordues sur ce plan depuis que nous l’avions échaffaudé. Nous sommes rentrés chez elle, sommes montés directement dans sa chambre
et avons fermé la porte. Sa chambre était une sorte de zone sinistrée, couverte
de couches de vêtements, d’ordinateurs portables et de pièces de PCs qui nous
entraient dans les chaussettes et les pieds comme des cailloux. Son bureau était encore
pire que le sol, croûlant sous les livres et les bandes dessinées, et nous avons
fini assis sur le lit, ce qui m’allait très bien. La gêne de croiser Van s’était quelque peu dissipée, et nous avons
allumé la Xbox. Elle était l’épicentre d’un nid de cables, dont certains filaient vers
un antenne WiFi qu’elle avait bricolée et installée sur le rebord de la fenêtre
pour capter le réseau sans fil des voisins. D’autres partaient vers une paire de
vieux laptops qu’elle avait transformés en moniteurs, juchés sur des supports et
grouillants de composantes électroniques visibles. Les écrans étaient sur les deux
tables de nuit, ce qui en faisait une excellente installation pour regarder des films ou
pour chatter depuis le lit — elle pouvait tourner les écrans de travers et se
coucher sur le flanc, et ils seraient bien orientés pour elle, de quelque
manière qu’elle se tourne. Nous savions tous les deux pourquoi nous étions vraiment là, assis côte
à côte et serrés contre la table de nuit. Je tremblais un peu et j’avais la
sensation aigüe de la chaleur de sa jambe et de son épaule contre les miennes, mais
j’avais besoin de faire le rituel de m’authentifier sur Xnet, jeter un oeil à mes
mails, et ainsi de suite. Il y avait un email d’un gamin dont la prédilection était de publier des
vidéos d’agents du DSI lancés dans des entreprises vraiment démentes — la
dernière les avait montrés occupés à démonter une poussette après d’un chien
détecteur d’explosifs s’y était intéressé ; ils en enlevaient les pièces avec des tournevis en
pleine rue dans la Marina pendant que les riches passaient devant la scène, en le
regardant avec de grands yeux et en s’étonnant de l’étrangeté de la chose. J’avais publié un lien avec la vidéo, et il s’en était téléchargé un
nombre de copies complètement dingue. Il avait l’envoyée sur le mirroir Alexandria de
l’Internet Archive, en Égypte, qui hébergeait n’importe quoi gratuitement du moment que ce
soit sous une license Creative Commons qui laisse tout le monde la remixer et la
partager. L’archive américaine — dont les serveurs se trouvaient à Presidio, à quelques
minutes seulement de moi — s’était trouvée obligée d’effacer les vidéos au nom de la
Sécurité nationale, mais les archives d’Alexandrie s’étaient séparées et étaient devenue une
organisation propre prête à héberger tout ce qui embarassait les USA. Ce gosse — dont
le pseudo était Kameraspie — n’avait envoyé une vidéo encore meilleure, cette
fois. Ca se passait au portail de la mairie au Centre Civique, un grand bâtiment en forme de
gâteau de mariage, couvert de statues dans des petites alcôves, de dorures, de
feuilles d’arbre et de moulures. Le DSI avait un périmètre de sécurité autour du
bâtiment, et la vidéo de Kameraspie offrait une excellente vue de leur poste de garde, quand
un type en uniforme d’officier s’est approché, a présenté sa carte d’identité et a
posé sa serviette sur le tapis roulant du portique à rayons X. Tout s’est bien passé jusqu’à ce que l’un des gens du DSI voie quelque
chose qu’il n’aimait pas dans l’imagerie à rayons X. Il a interrogé le Général, qui
a levé les yeux au ciel et a dit quelque chose d’inaudible (la vidéo était prise
depuis l’autre côté de la rue, apparemment avec un téléobjectif camouflé fait maison,
de sorte que la bande son enregistrait surtout les gens qui marchaient et les bruits
de la circulation). Le Général et les types du DSI se sont lancés dans une discussion
animée, et plus ils argumentaient, plus nombreux étaient les agents du DSI aglutinés
autours d’eux. A la fin, le Général a secoué la tête avec agacement, a pointé son doigt
sur la poitrine du type du DSI, a ramassé sa serviette et a commencé à
s’éloigner. Les types du DSI lui ont hurlé dessus, mais il n’a pas ralenti. Son
attitude communiquait qu’il était complètement, totalement exaspéré. Et c’est arrivé. Les agents du DSI ont couru après le Général.
Kameraspie a ralenti sa vidéo à partir de ce moment, pour que nous puissions bien voir, image
par image en slow-motion, le général se retournant à moitié, son expression de
visage quelque chose comme « jamais vous n’oserez me plaquer au sol », puis se muant en
horreur lorsque trois gardes géants du DSI lui sont rentrés dedans, l’ont
propulsé de travers, puis l’ont aggripé à mi-corps, comme une prise de rugby qui
vous bousille une carrière. Le Général — entre deux âges, cheveux gris acier, visage
marqué et digne — s’est écroulé comme un sac de pommes de terre, a rebondi deux
fois, son visage a frappé le trottoir et le sang a jailli de son nez. Le DSI a ligoté le général, lui ficelant les chevilles et les poignets.
Le Général criait maintenant, il hurlait littéralement, son visage cramoisi sous le
sang qui coulait à flots de son nez. Ses jambes se sont convulsées dans le champs
étroit de la caméra. Les passants regardaient ce type dans son uniforme, qui se
faisait garoter, et l’on voyait sur son visage que c’était là le pire, cette
humiliation rituelle, cette dignité arrachée. Le clip s’est achevé. « Oh mon cher tendre Bouddha », ai-je murmuré comme l’écran fondait au
noir, en relançant la vidéo. J’ai fait un signe de tête à Ange et lui ai montré
le clip. Elle a regardé sans un mot, la mâchoire pendant jusqu’à sa poitrine. « Poste ça » a-t-elle dit. « Poste ça poste ça poste ça poste ça poste
ça !!! » Je l’ai publié. J’arrivais à peine à taper quand j’ai écrit mon billet,
décrivant ce que j’avais vu, ajoutant une note pour demander si quelqu’un pourrait
identifier le militaire sur la vidéo, au cas où quelqu’un saurait quelque chose à
ce propos. J’ai cliqué pour publier. Nous avons regardé la vidéo. Nous l’avons regardée encore. Mon e-mail a
sonné. \
J’ai positivement identifié ton gars — tu peux trouver sa bio sur Wikipédia.
C’est le général Claude Geist. Il commandait la mission interarme de maintien
de la paix sous l’égide de l’ONU à Haïti. J’ai vérifié la biographie. Il y avait une photographie du général à une conférence de presse, et des notes sur son rôle dans la difficile mission à Haïti. C’était clairement la même personne. J’ai mis le billet de blog à jour. En théorie, c’était l’occasion pour Ange et moi de nous faire des câlins, mais ce n’est pas ce que nous avons finalement fait. Nous avons parcouru les blogs du Xnet, à la recherche d’autres témoignages où le DSI fouillait des gens, les brutalisait, violait leur intimité. C’était un travaille familier, la même chose que j’avais faite avec tous les enregistrements et les témoignages des émeutes dans le parc. J’ai créé une nouvelle catégorie dans mon blog pour ça, AbusDAutorite, et j’ai commencé à les catégoriser. Ange me fournissait constamment de nouveaux termes de recherche à essayer et quand sa mère est rentrée, ma nouvelle catégorie avait soixante-dix billets, dont la Une était constituée par l’arrestation du général Geist à la Mairie.
J’ai travaillé tout le lendemain à mon papier sur les Best, en lisant Kerouac et en surfant sur Xnet. J’avais prévu de retrouver Ange à l’école, mais j’avais la pétoche à l’idée de retomber sur Van, alors je lui ai envoyé un SMS d’excuses pour lui dire que je travaillais à mon rapport. Toutes sortes d’excellentes suggestions pour AbusdAutorite arrivaient; des centaines, petites et grands, photographiques ou audio. Le même se répendait. Il s’est répendu. Le lendemain matin il y en avait encore plus. Quelqu’un a commencé un nouveau blog intitulé AbusdAutorite qui en récoltait des centaines d’autres. Le dossier s’épaississait. Nous étions en compétition pour les histoires les plus juteuses, les photos les plus démentes. L’accord avec mes parents prévoyait que je mangerais le petit déjeuner avec eux chaque matin et que je leur parlerais de mes projets. Ils appréciaient que je lise Kerouac. Ca avait été l’un de leurs livres préférés et il se trouvait qu’il y en avait une édition dans la bibliothèque de la chambre de mes parents. Mon père l’a descendue et je l’ai feuilletée. Il y avait des passages marqués au crayon, des pages cornées, des notes dans la marge. Mon père avait vraiment adoré ce livre. Ca m’a rappelé des temps meilleurs, quand mon père et moi pouvions discuter cinq minutes sans nous mettre à hurler à propos du terrorisme, et nous avons passé un excellent petit déjeuner à parler de la façon dont le roman était construit, et de toutes les aventures étranges. Mais le lendemain matin, au petit déjeuner, ils étaient tous les deux collés à la radio. « Abus d’Autorité — c’est la dernière mode sur le célèbre réseau Xnet de San Francisco, et cela a capté l’attention du monde entier. Surnommé AdA, le mouvement est constitué de “petits frères” qui surveillent les mesures anti-terroristes du Département de la Sécurité Intérieure, en en relevant les échecs et les excès. Son cri de raliement est une vidéo à la popularité virale où le général Claude Geist, un général trois-étoiles à la retraite, se fait plaquer au sol par des officiers du DSI sur le trottoir devant la mairie. Geist n’a pas fait de déclaration conernant cet incident, mais les commentaires de jeunes agacés par la façon dont ils sont eux-mêmes traités ne se sont pas fait attendre et sont furieux. » « Le plus remarquable est l’attention mondiale qu’a reçu le mouvement. Des extraits de la vidéo de Geist sont apparus en première page des journaux coréens, britanniques, allemands, égyptiens et japonais, et les émissions du monde entier ont diffusé le clip aux heures de grande audience. Le sujet a trouvé un souffle nouveau hier soir, lorsque le programme d’actualités du soir de la British Broadcasting Corporation a passé un reportage spécial sur le fait qu’aucune station ou agence de presse américaine n’avait rapporté l’incident. Les commentaires sur le site de la BBC notent que la version de BBC Amérique n’a pas non plus traité le sujet. » Ils ont ensuite introduit quelques entretiens : des critiques de médias britaniques, un gamin du Parti Pirate suédois qui a fait des remarques moqueuses sur la corruption de la presse américaine, et un journaliste américain à la retraite vivant à Tokyo, et on ensuite passé un court extrait d’Al-Jazeera, qui comparait les performances de la presse américain et celles des médias d’informations en Syrie. J’ai senti mes parents me scruter, qu’ils savaient ce que je fabriquais. Mais quand j’ai débarassé mon assiette, j’ai vu qu’ils s’entre-regardaient. Mon père tenait sa tasse de café tellement fort que ses mains tremblaient. Ma mère le contemplait. « Ils essayent de nous discréditer », a finalement dit mon père. « Ils essayent de saboter les efforts pour nous garder en sécurité. » J’ai ouvert la bouche, mais ma mère m’a regardé dans les yeux et a secoué la tête. Je suis donc monté dans ma chambre pour travailler à mon papier sur Kerouac. Quand j’ai eu entendu la porte claquer deux fois, j’ai démaré ma Xbox et je me suis connecté au réseau.
Salut M1k3y. Ici Colin Brown. Je suis producteur au programme d’information The National à la Canadian Broadcasting Corporation. Nous sommes en train de préparer un reportage sur le Xnet et nous avons envoyé un journaliste à San Francisco pour couvrir le sujet depuis là-bas. Est-ce que vous seriez intéressé à nous offrir une interview pour discuter de votre groupe et de ses activités ?
J’ai contemplé l’écran. Mon Dieu. Ils voulaient m’interviewer à propos de « mon groupe » ?
Hum, non merci. Je préfère garder mon intimité. Et ce n’est pas “mon groupe”. Mais merci de faire ce reportage ! Une minute plus tard, un autre e-mail. Nous pouvons vous masquer et assurer votre anonymité. Vous vous doutez que le Département de la Sécurité Intérieure sera ravi de nous faire rencontrer son propre porte-parole. J’aimerais avoir votre version de l’histoire.
J’ai classé le e-mail. Il avait raison, mais j’aurais été fou de me prêter au jeu. Pour ce que j’en savais, c’était un agent du DSI. J’ai lu un peu plus de Kerouac. Un autre mail est arrivé. Même requête, mais une autre agence d’informations: KQED voulait me rencontrer et enregistrer une interview pour la radio. Une station au Brézil. L’Australian Broadcasting Corporation. Deutsche Welle. Toute la journée, les invitations de la presse sont tombées. Toute la journée, je les ai déclinées poliment. Je n’ai pas beaucoup avancé dans Kerouac ce jour-là.
« Tiens une conférence de presse » c’est ce qu’a dit Ange, comme nous étions assis à un café près de chez elle ce soir-là. Je n’avais plus tellement envie de me rapprocher de son école pour me retrouver coincé dans un bus avec Van. « Quoi ? Tu es cinglée ? » « Tu n’as qu’à le faire dans Pillage Mécanique. Juste, choisis un comptoir où on n’autorise pas le PvP, et donne-leur une heure. Tu peux te connecter depuis ici. » Le PvP, c’est le « Player-versus-Player », le combat entre joueurs. Certaines portions de Pillage Mécanique sont des zones neutres, ce qui implique qu’on pourrait en théorie y emmener une tonne de bleus de reporters sans avoir peur que des gamers les exterminent au beau milieu de la conférence de presse. « Je ne sais pas la première chose sur les conférences de presse » « Oh, cherche sur Google. Je suis sûre que quelqu’un aura écrit un article sur comment tenir une conférence de presse réussie. Franchement, si notre Président peut y arriver, je suis sûre que toi aussi. Il a l’air d’à peine savoir nouer ses lacets sans aide. » Nous avons commandé un rab de café. « Vous êtes une femme très intelligente », ai-je fait. « Et je suis belle, avec ça », a-t-elle répondu. « Oui, il y a ça aussi ».