Ce chapitre est dédié à Borderlands Books, la magnifique librairie de
science-fiction indépendante de San Francisco. Borderlands est en gros
située en face de la rue où le collège fictif de Cesar Chavez High se
situe dans Little Brother, et il n’est pas seulement notoire pour ses
brillantes soirées, scéances de dédicaces, clubs de lectures et autres,
mais également pour son fantastique chat égyptien, Ripley, qui aime se
percher comme une gargouille ronronnante sur l’ordinateur de l’entrée du
magasin. Borderlands est proche de ce que vous pourriez rêver de mieux
comme librairie agréable, bourré de coins confortables où s’asseoir et
lire, et tenu par des libraires à l’incroyable culture qui savent tout
ce qu’il y a à savoir sur la science-fiction. Encore mieux, ils sont
toujours volontaires pour prendre des commandes de mes livres (par
Internet ou par télépone) et les garder pour que je les signe quand je
passe chez eux, et les envoyer ensuite à des adresses aux USA
gratuitement !
Borderlands Books: 866 Valencia Ave, San Francisco CA USA 94110 +1 888
893 4008
Nous avons dépassé pas mal de monde dans la rue sur le chemin de la
station BART de Powell Street. Ils couraient ou marchaient, livides et
silencieux, ou hurlants et paniqués. Les SDF se recroquevillaient sous
les porches et regardaient la scène, pendant qu’une grande prostituée
noire flamboyante s’engueulait avec deux jeunes hommes moustachus à
propos de Dieu sait quoi. Plus nous nous rapprochions du BART, plus la
pression des corps dans la foule s’aggravait. Le temps que nous
arrivions aux escaliers d’accès à la station, il était devenu un lieu
d’émeute, une mer de gens se battant pour se frayer un passage sur les
marches étroites. Mon visage était écrasé contre le dos de quelqu’un, et
quelqu’un d’autre s’enfonçait dans mon dos. Darryl était toujours à mes
côtés — assez grand pour être difficile à bousculer, et Jolu était juste
derrière lui, plus ou moins cramponné à sa ceinture. J’ai entrevu
Vanessa quelques mètres plus loin, coincée par d’autres personnes.
— “Allez vous faire foutre !”, j’ai entendu Vanessa hurler, “Pervers !
Ôtez vos pattes de moi !”
J’ai lutté pour me retourner et j’ai vu Van regarder avec dégoût un type
plus vieux dans un beau costume qui ricanait en la fixant. Elle
fouillait dans son sac et je savais ce qu’elle y cherchait.
— “Pas ton lacrymo !” j’ai hurlé par-dessus la foule. “Tu vas tous nous
gazer !”
A la mention du gaz lacrymogène, le type a eu l’air terrifié et à en
quelque sorte fondu en arrière, malgré la foule qui le poussait en
avant. Plus loin, j’ai vu quelqu’un, une dame entre deux âges en robe
hippie, tituber et tomber. Elle hurlait en tombant, et je l’ai vue
lutter pour se relever, vainement à cause de la pression de la foule.
Quand je m’en suis rapproché, je me suis baissé pour l’aider, et j’ai
presque été plaqué contre elle. J’ai fini par lui marcher sur l’estomac
parce que la foule me poussait, mais je crois qu’à ce moment, elle ne
sentait déjà plus rien. J’étais plus effrayé que je ne l’avais jamais
été. Il y avait des cris de partout maintenant, et d’autres corps par
terre, et la poussée de derrière était aussi puissante que celle d’un
bulldozer. Tout ce que je pouvais faire était de me maintenir sur mes
pieds. Nous étions dans le hall où se trouvent les tourniquets. C’était
à peine mieux là — l’écho des voix autours de nous renvoyées par
l’espace confiné rugissait si fort que mes oreilles tintaients, et
l’odeur et la pression contre les corps me rendait plus claustrophobe
que ce que j’aurais jamais été en temps normal.
Les gens s’empilaient encore sur les escaliers, et d’autres encore se
faufilaient à travers les tourniquets et les escalators jusqu’aux quais,
mais il m’apparaissait clairement que tout cela allait mal finir.
— “On tente notre chance en haut ?”, j’ai dit à Darryl.
— “Oui, ouh là oui !” il a dit. “Ici, c’est l’horreur !”
J’ai jeté un coup d’oeil à Vanessa — il n’y avait aucune chance pour
qu’elle m’entende. J’ai réussi à sortir mon téléphone et à lui envoyer
un message : “on sort d’ici !” Je l’ai vue sentir la vibration de son
smartphone, baisser son regard vers l’écran, le relever vers moi et
faire un “oui” vigoureux de la tête. Entre-temps, Darryl avait mis Jolu
au courant.
— “C’est quoi, le plan ?” a hurlé Darryl dans mon oreille
— “On va devoir retourner sur nos pas !”, j’ai répliqué en criant et en
montrant du doigt la marée sans pitié des corps.
— “C’est impossible !”
— “Ça va devenir de plus en plus impossible si on attend !”
Il a haussé les épaules. Van s’est faufilée jusqu’à moi et m’a pris le
poignet. J’ai saisi Darryl et Darryl a empoigné Jolu par l’autre main,
et nous nous sommes frayé un chemin vers la sortie. Ça n’a pas été
facile. Nous avancions de dix centimètres à la minute au début, mais
nous avons dû ralentir encore plus en nous rapprochant des escaliers.
D’ailleurs les gens que nous dépassions n’était pas vraiment contents
que nous les poussions hors de notre chemin. Une ou deux personnes nous
ont insultés, et il y a un type qui m’aurait sûrement mis son poing dans
la figure, s’il avait pu bouger les bras. Nous sommes passé par-dessus
trois corps écrasés sur le sol, mais nous n’aurions eu aucun moyen de
les aider. A ce stade, je ne pensais même plus à aider qui que ce soit.
La seule chose dans mon esprit, c’était de me créer un petit espace
devant moi dans lequel m’engouffrer, que Darryl me tordait le poignet en
me le tenant comme ça, que je ne devais pas lâcher Van derrière moi. Une
éternité plus tard, nous avons débouché à l’air libre comme un bouchon
de champagne, clignant des yeux dans la lumière poussiéreuse. Les
sirènes de la défense civile hurlaient toujours, et le bruit des
véhicules d’urgence qui fonçaient à travers Market Street était encore
plus fort. Il n’y avait presque plus personne dans les rues — seulement
ceux qui essayaient désespérément de descendre des les sous-sols.
Beaucoup étaient en larmes. J’ai aperçu des bancs libres — d’habitude
ils étaient complètement recouverts d’ivrognes — et les ai montrés du
doigt. Nous avons mis le cap dessus, les sirènes et la fumée nous
faisant nous courber et avancer presque à genoux. Nous y arrivions juste
lorsque Darryl est tombé en avant. Nous avons tous crié et Vanessa l’a
attrapé et retourné. Le côté gauche de sa chemise était maculé de rouge,
et la tache s’étendait. Elle a relevé la chemise et révélé une longue et
profonde estafilade dans le gras de son flanc.
— “Quelqu’un l’a carrément poignardé dans la foule !”, s’est exclamé
Jolu, les poigs serrés. “Bon dieu, c’est dégueulasse !”
Darryl a grogné et nous a jeté un regard, puis a regardé son côté,
grogné et sa tête est repartie en arrière. Vanessa a retiré sa veste en
jeans et enlevé le hoodie en coton qu’elle portait dessous. Elle l’a
roulé et l’a pressé contre le flanc de Darryl.
— “Occupe-toi de sa tête”, elle m’a dit. “Maintiens-la droite !”
A Jolu, et a dit :
— “relève-lui les pieds — roule ton manteau ou quelque chose comme ça”
Jolu a fait vite. La mère de Vanessa est infirmière, et elle reçoit des
cours de premiers secours chaque été en camps de vacances. Elle adore
voir les personnages de films faire n’importe quoi en premier secours et
se moquer d’eux. J’étais vraiment content qu’on l’ait avec nous. Nous
sommes restés assis longtemps, à presser le hoodie sur la blessure de
Darryl. Il répétait avec insistance qu’il allait très bien et qu’on
devrait le laisser de remettre debout, et Van lui répétait de la fermer
et de rester tranquille et couché sinon elle lui botterait le cul.
— “On ne devrait pas appeler le 911 ?”, a demandé Jolu.
Je me suis senti idiot. J’ai dégainé mon téléphone et composé le 911. La
tonalité que j’ai obtenue n’était même pas le signal d’une ligne occupée
— c’était une sorte de gémissement de douleur du système de télépone. On
n’obtient pas de signal pareil à moins qu’il n’y ait trois millions de
personnes qui appellent le même numéro en même temps. A quoi servent les
botnets quand il y a des terroristes ?
— “Et Wikipédia ?”, a dit Jolu.
— “Pas de télépone, pas de données”, j’ai dit.
— “Et eux ?”, a demandé Darryl en montrant la rue du doigt.
J’ai regardé ce qu’il montrait, m’attendant à y voir un flic ou un
ambulancier, mais il n’y avait personne.
— “Tout va bien, mon pote, reste tranquille”.
— “Mais non, idiot, et eux, les flics dans les voitures ? Là-bas !”
Il avait raison. Toutes les cinq secondes, une voiture de polie, une
ambulance ou un camion de pompier passaient à toute vitesse. Ils
pourraient nous aider. J’était vraiment un idiot.
— “Allons-y, alors”, j’ai dit, “on va là où ils pourront nous voir et on
en arrête une.”
Vanessa n’aimait pas l’idée, mais je me suis dit qu’un flic ne
s’arrêterait pas pour un gosse qui agitait son chapeau, pas ce jour-là.
Mais ils s’arrêterait peut-être s’ils voyaient Darryl saigner dans la
rue. J’ai argumenté un moment avec elle et Darryl a reglé la question en
titubant sur ses pieds et en se traînant vers Market Street. Le premier
véhicule qui est passé en trombes — une ambulance — n’a même pas
ralenti. Ni la voiture de police suivante, ni le camion de pompiers, ni
les trois voitures de pompiers qui ont suivi. Darryl n’allait pas trop
bien — il était livide et essoufflé. Le sweater de Van était imbibé de
sang. J’en avais marre des voitures qui passaient sans s’arrêter.
A la voiture suivante, j’ai marché en plein sur la route, en agitant mes bras au-dessus de ma tête, en hurlant “HALTE !”. La voiture a pilé, et c’est seulement là que j’ai réalisé que ce n’était ni une voiture de police, ni une ambulance, ni un camion de pompiers. C’était une Jeep à l’aspect militaire, du genre Hummer blindé, sauf qu’il n’y avait aucun insigne dessus. La voiture s’est arrêtée juste devant moi, et j’ai sauté en arrière, perdu mon équilibre et fini étalé par terre. J’ai senti que les portières s’ouvraient, et j’ai vu un flou de pieds bottés passer tout près de moi. J’ai regardé vers le haut et vu une bande de types avec des dégaines de militaires et des treillis, tenant de gros fusils trapus et portant des masques à gaz avec des verres teintés. J’ai à peine eu le temps de réaliser que les fusils étaient braqués sur moi. Je n’avais jamais vu l’intérieur du canon d’un fusil avant, mais tout ce que vous avez entendu à ce propos est vrai : vous êtes pétrifié, le temps s’arrête, et votre coeur bat comme le tonnerre dans vos oreilles. J’ai ouvert la bouche, et je l’ai refermée, et ensuite, très, très lentement, j’ai levé mes mains devant moi. L’homme au-dessus de moi, sans visage, sans yeux, avec une arme, tenait son fusil très droit. Je ne respirais même pas. Van hurlait quelque chose et Jolu criait et je les ai regardés une seconde et c’est à ce moment que quelqu’un a passé un sac de jutte sur ma tête et l’a serré sur mon cou, si vite et si furieusement que j’ai à peine eu le temps de pousser un cri avant qu’il se referme sur moi.
On m’a poussé sur mon ventre rudement mais sans colère, et quelque
chose m’a encerclé les poignets par deux fois et s’est serré aussi, avec
la sensation d’un fil de fer qui me mordait la peau. J’ai crié et j’ai
entendu ma propres voix étouffée par le capuchon. J’étais dans le noir
absolu et je me tordais les oreilles pour entendre ce qui arrivait à mes
amis. J’ai entendu leurs cris à travers le tissu absorbant du sac, et
tout d’un coup on m’a pris par les pieds et les poignets comme un
paquet, mes bras tordus derrière mon dos, mes épaules hurlant de
douleur. J’ai titubé, une main m’a baissé la tête, et je me suis
retrouvé à l’intérieur du Hummer. D’autres corps ont été empilés
brutalement à côté de moi.
— “Les gars ?”, j’ai hurlé, ce qi m’a valu un gros coup sur la tête pour
ma peine.
J’ai entendu Jolu répondre, et je l’ai senti se faire battre aussi. Ma
tête sonnait comme un gong.
— “Hé”, j’ai dit aux soldats, “Hé, écoutez ! On est juste des lycéens.
Je voulais juste vous arrêter parce que mon copain saigne. Quelqu’un lui
a donné un coup de couteau.” Je n’avais aucune idée de ce qui pouvait
passer à travers le sac. J’ai continué à parler. “Ecoutez — c’est un
malentendu. Il faut emmener mon copain à l’hôpital — “
Quelqu’un a fracassé ma tête de nouveau. J’ai eu la sensation qu’ils
utilisaient une matraque ou quelque chose — c’était plus dur que tous
les coups que j’avais jamais pris sur la tête. Mes yeux roulaient et
pleuraient et je ne pouvais littéralement pas respirer à cause de la
douleur. Un instant plus tard, j’ai pu reprendre mon souffle, mais je
n’ai plus rien dit. J’avais compris la leçon.
Qui étaient ces clowns ? Ils ne portaient pas d’insignes. C’étaient peut-être des terroristes ! Je n’avais jamais vraiment cru aux terroristes avant — je veux dire, je savais en termes abstraits qu’il existait des terroristes quelque part dans le monde, mais ils ne représentaient pas un danger pour moi. Il y avait des millions de façons dont le monde pourrait me tuer — pour commencer, me faire renverser par un ivrogne en voiture en excès de vitesse vers Valencia — qui étaient infiniment plus probables et plus immédiats que les terroristes. Les terroristes tuaient beaucoup moins de monde que les chutes dans les salles de bain ou les électrocutions accidentelles. Me soucier d’eux m’avait toujours semblé aussi utile que de m’inquiéter d’être frappé par la foudre.
Assis à l’arrière du Hummer, ma tête dans un sac, les mains attachées dans le dos, dodelinant pendant que les émathomes fleurissaient sur ma tête, le terrorisme me semblait soudainement beaucoup plus un risque. La voiture nous a secoués et emportés en haut d’une colline. J’ai supposé que nous traversions Nob Hill, et d’après l’angle, il semblait que nous prenions l’une des routes les plus raides — j’aurais dit Powell Street. Et maintenant nous redescendions tout aussi brutalement. Si j’en croyais ma carte mentale, nous descendions Fisherman’s Wharf. On peut y attraper un bateau, et s’enfuir. Voilà qui cadrait avec l’hypothèse terroriste. Pourquoi diable est-ce que des terroristes auraient kidnappé une bande de lycéens ?
Nous avons fait halte à flanc de colline. Le moteur s’est arrêté et les portières se sont ouvertes. Quelqu’un m’a traîné dehors sur la route par les bras, et m’a poussé, titubant, sur une route pavée. Quelques secondes plus tard, je me suis pris les pieds dans un escalier en métal, m’y fracassant les tibias. Les mains derrière moi m’ont donné une autre bourrade. J’ai monté les escaliers prudemment, sans pouvoir utiliser mes mains. J’avais gravi la troisième marche et j’ai cherché la quatrième, mais elle n’était nulle part. Je suis presque retombé, mais de nouvelles mains m’ont agrippé par-devant et m’ont traîné sur un sol de métal, m’ont fait mettre à genoux et m’ont attaché les mains à quelque chose derrière moi.
Encore du mouvement, et l’impression que des corps se faisaient menotter à côté de moi. Grognements et bruits étouffés. Rires. Et là, une longue, intemporelle éternité dans l’ombre étouffée, à respirer ma propre haleine, et entendre ma propre respiration.
J’ai même réussi à presque dormir, à ce moment, à genoux, la circulation sanguine coupée dans mes jambes, ma tête dans le crepuscule de tissus. Mon corps avait fait gicler pour une année d’adréaline dans mon sang en l’espace de 30 minutes, et même si ce truc peut vous donner la force de soulever une voiture pour l’enlever de dessus ceux que vous aimez, ou sauter par-dessus des bâtiments de plusieurs étages, vous le payez toujours très cher.
Je me suis réveillé quand quelqu’un a retiré le sac de ma tête. Ca n’était ni brutal, ni soigneux — juste… impersonel. Comme quelqu’un qui assemble les hamburgers au McDonald.
La lumière dans la pièce était si éblouissante que j’ai refermé les yeux, mais lentement j’ai pu en rouvrir une fente, puis une entre-ouvrir, jusqu’à les avoir enfin complètement ouverts. Nous étions tous à l’arrière d’un camion, un gros 36 tonnes. Je voyais les logements des roues à intervalles réguliers sur toute la longueur. Mais l’arrière de ce camion avait été transformé en une sorte de poste de commandement/prison. Des bureaux en acier ponctuaient les murs, avec des rangées d’écrans plats sur bras articulés qui se positionnaient en un halo autour des opérateurs. Chaque bureau avait une chaise luxueuse devant, festonnée d’interfaces utilisateur pour arranger chaque millimètre de l’assise, ainsi que la hauteur, le tangage et le roulis. Plus loin, il y avait la partie prison — vers l’avant du camion, au plus éloigné possible des portes, des rails d’acier étaient boulonnée aux flancs du véhicule, et attachés à ces rails, il y avait les prisonniers. J’ai tout de suite repéré Van et Jolu. Darryl aurait pu faire partie de la douzaine d’autres menottés là-derrière, mais c’était impossible à dire — il y en avait beaucoup empilés les uns sur les autres, qui bloquaient ma vue. Ça puait la sueur et la peur. Vanessa m’a regardé et s’est mordu la lèvre. Elle était terrifiée. Et moi aussi. Et Jolu également, ses yeux roulaient comme des fous dans leurs orbites au point qu’on en voyait le blanc. J’avais peur. Et de plus, j’avais terriblement besoin de pisser.
J’ai cherché nos capteurs du regard. J’avais évité de les regarder
jusqu’à maintenant, de la même façon qu’on ne regarde pas le fond du
placard à l’intérieur duquel l’esprit a invoqué un monstre. On n’a pas
envie de savoir si on avait raison. Mais j’ai mieux regardé ces connards
qui nous avaient kidnappés. Si c’étaient des terroristes, je voulais le
savoir. Je ne savais pas à quoi ressemblait un terroriste, quoi que les
émissions de télé avaient fait tout ce qu’elles pouvaient pour me
convaincre que c’était des Arabes à la peau mate, avec des grandes
barbes, des bonnets tricotés et des vêtements de coton qui leur
descendaient aux chevilles. Nos capteurs n’étaient pas comme ça. Ils
auraient pu être des cheerleaders de la mi-temps du Super Bowl. Ils
avaient l’air américain d’une façon que je n’arrivais pas à définir.
Machoires carrées, cheveux coupés cours et propres mais pas tout à fait
à la mode militaire. Il y en avait des bruns et des blancs, hommes et
femmes, qui se souriaient chaleureusement les uns aux autres en
s’asseyant à l’autre bout du camion, en blaguant et en buvant du café
dans des tasses en plastique. Ce n’étaient pas des Arabes d’Afghanistan
: on aurait plutôt dit des touristes du Nebraska. J’en un fixé une, une
jeune femme blanche aux cheveux bruns qui avait l’air à peine plus âgée
que moi, assez jolie dans le style cadre-dynamique-en-costume-de-ville
flippant. Si l’on regarde quelqu’un assez longtemps, il finit par vous
rendre votre regard. C’est ce qu’elle a fait, et son visage a basculé en
une toute autre configuration, froide, presque robotique. Le sourire a
disparu en un clin d’oeil.
— “Hé”, j’ai dit. “Ecoutez, je ne comprends pas ce qui se passe ici,
mais il faut vraiment que je pisse, vous pigez ?”
Elle m’a regardé comme si elle n’avait pas entendu.
— “Je suis sérieux, si je ne trouve pas des toilettes tout bientôt, il
va y avoir un accident. Ça va puer ici, vous voyez ?”
Elle s’est tournée vers ses collègues, une petite bande de trois d’entre
eux, et ils conversé à voix basse sans que je puisse les entendre avec
le bruit des ventilateurs des ordinateurs. Elle s’est retournée vers moi
:
— “Tu attends encore dix minutes, à ce moment vous aurez tous droit à un
tour pour aller pisser.”
— “Je ne crois pas que je vais tenir encore dix minutes”, j’ai dit, en
injectant dans ma voix juste un peu plus de détresse que ce que je
ressentais réellement. “Sérieux, madame, c’est maintenant ou c’est trop
tard.”
Elle a secoué la tête et m’a jeté un regard comme si j’étais une espèce
de looser pathétique.
Ses amis et elle ont encore conféré un moment, et un autre type s’est
avancé. Il était plus vieux, début de trentaine, baraqué comme s’il
faisait de la musculation. Il avait l’air d’un Chinois ou d’un Coréen —
même Van a du mal à distinguer, parfois — mais son attitude dénotait un
Américain, d’ue façon indéfinissable.
Il a écarté son blouson pour que je vois l’équipement qui y était
dissimulé : j’ai reconnu un pistolet automatique, un tazer et une bombe
de gaz lacrymogène ou un spray ou poivre.
— “Pas de boxon”, il a dit
— “Aucun”, ai-je acquiescé.
Il a touché quelque chose sur la ceinture et les menottes dans mon dos
on se sont ouvertes, et mes bras sont retombés brusquement. C’est comme
s’il avait porté la ceinture multi-usage de Batman — une télécommande
pour des menottes ! J’imagine que c’est logique, notez : vous ne
voudriez pas vous pencher par-dessus un prisonnier en laissant pendre
toute cette quincaillerie de mort au niveau de leurs yeux — ils
pourraient, genre, arracher votre arme avec les dents et appuyer sur la
détente avec leur langue, ou je ne sais quoi.
Mes mains étaient toujours liées par les bandes de plastique, et
maintenant que je n’avais plus le soutien des menottes, j’ai découvert
que les jambes s’étaient transformées en liège pendant que j’étais
maintenu sans pouvoir bouger. Pour faire court, je suis tombé face
contre terre et j’ai vaguement remué mes jambes qui s’étaient
transformées en boites d’épingles, en essayant de les positionner sous
moi pour pouvoir me remettre sur pied. Le type m’a empoigné et m’a
relevé, et j’ai titubé comme un clown jusqu’à l’extrémité du camion,
jusqu’à une cabine de toilettes mobiles installée là. J’ai essayé de
repérer Darryl en revenant, mais il aurait pu être l’une ou l’autre de
cinq ou six personnes avachies. Ou aucune d’elles.
— “Rentre là-dedans”, m’a dit le type. J’ai secoué mes poignets.
— “Vous pourriez m’enlever ça, s’il-vous-plaît ?” Mes doigts étaient
comme des saucisses violettes à cause des heures de bondage dans les
menottes en plastique. Le type n’a pas bronché. “Écoutez”, ai-je dit en
faisant de mon mieux pour ne paraître ni sarcastique, si aggressif (et
ça n’était pas facile), “Écoutez. Soit vous me détachez, soit vous
devrez viser pour moi. On ne va pas aux toilettes dans utiliser ses
mains.”
Quelqu’un dans le camion a pouffé. Le type ne m’aimait pas, ça se voyant
à la façon dont les muscles de sa mâchoire bougeaient. Bon sang, ces
gens étaient tellement raides ! Il a porté la main à sa ceinture et a
produit un magnifique multi-outil. Il en a sorti une lame de couteau à
l’air féroce, l’a passée a travers les liens de plastique, et mes mains
se redevenues miennes.
— “Merci”, ai-je dit. Il m’a poussé dans les toilettes. Mes mains ne
servaient plus à rien, comme si elles étaient des tas de glaise au bout
de mes bras. J’ai agité mes doigts gourds, et j’ai commencé à les sentir
me chatouiller faiblement, puis me brûler avec une force qui m’a mis les
larmes aux yeux. J’ai baissé le siège, ouvert mon pantalon, et je me
suis assis. Je n’étais pas sûr de pouvoir rester sur mes pieds. Quand ma
vessie s’est libérée, mes larmes l’ont fait aussi. J’ai pleuré,
sanglotant en silence et me berçant d’avant en arrière pendant que les
larmes et la morve coulaient sur mon visage. Tout ce que j’ai pu faire
pour ne pas gémir, c’est me couvrir la bouche et ravaler mes larmes. Je
ne voulais pas leur donner ce plaisir. Finallement, j’ai fini de me
soulager et de pleurer, et j’ai entendu le type tambouriner contre la
porte. J’ai fait ma toilette du mieux que j’ai pu avec le papier
toilette, j’ai tout fourré dans la cuvette et j’ai tiré la chasse, et
j’ai regardé autour de moi s’il y avait un évier, mais je n’ai trouvé
qu’un distributeur industriel de désinfectant pour les mains, recouvert
d’inscriptions en toutes petites lettres donnant la liste des agents
biologiques contre lesquels il était efficace. Je me suis frotté les
mains avec et je suis resorti des toilettes.
— “Qu’est-ce que tu faisais là-dedans ?”, le type m’a demandé.
— “J’utilisais les toilettes”, ai-je répondu.
Il m’a retourné, m’a attrapé les mains, et j’ai senti une nouvelle paire
de menottes s’enrouler autours. Mes poignets avaient gonflé depuis que
la dernière paire m’avait été enlevée, et les nouvelles mordaient
cruellement dans ma chair, mais j’ai refusé de leur offrir le plaisir de
crier. Il m’a entravé à ma place et a attrapé la personne suivante, qui,
je le voyais maintenant, était Jolu, son visage tout gonflé avec un
méchant hématome sur la joue.
— “Ça va ?”, je lui ai demandé, et mon bon copain à la ceinture
mutli-usages a brusquement mis sa main sur mon front et m’a repoussé
violemment, me cognant l’occiput contre la paroi métallique du camion
avec le bruit d’une horloge qui sonne l’heure.
— “Pas de bavardage”, m’a-t-il dit alors que je m’efforçais de remettre
mes yeux au point. Je n’aimais pas ces gens. C’est alors que j’ai décidé
qu’ils payeraient pour tout ça.
Un à un, tous les prisonniers sont passés aux toilettes, et sont revenus, et quand ça a été fini, mon garde est retourné auprès de ses copains et a repris une tasse de café — ils buvaient dans de grands gobelets un carton de chez Starbucks, j’ai remarqué — et ils ont tenu une conversation indistincte qui les faisait passablement rire. Et alors, les portes à l’arrière du camion se sont ouvertes et nous avons eu de l’air frais, plus enfumé comme il l’avait été jusque-là, mais piquant d’ozone. Dans l’entrebaillement des portes avant qu’elles ne se referment, j’ai pu apercevoir qu’il faisait nuit dehors, et qu’il pleuvait, une de ces petites pluies de San Francisco qui font presque du brouillard. L’homme qui est entré portait un uniforme militaire. Un uniforme militaire américain. Il a salué les gens dans le camion, qui lui ont rendu son salut, et c’est là que j’ai su que je n’étais pas prisonnier de terroristes — j’étais fait prisonnier par les États-Unis d’Amérique.
Ils ont installé un paravent à l’extrémité du camion et ils sont venus
nous chercher un par un, nous détachant et nous conduisant à l’arrière
de la remorque. Pour autant que j’arrive à le chronométrer — en comptant
les secondes dans ma tête, “un hippopotame, deux hippopotames…” — les
entrevues duraient environ sept minutes chacune. Ma tête battait de
déshydratation et de manque de cafféine. Je suis passé en troisième,
conduit par la femme coiffée sévèrement. De près, elle avait l’air
fatiguée, les yeux cernés et des rides amères aux coins de la bouche.
— “Merci”, ai-je dit, machinalement, quand elle m’a libéré avec sa
télécommande et traîné sur mes pieds. Je me suis détesté pour la
politesse automatique, mais j’avais été éduqué comme ça. Aucun de ses
muscles n’a frémis. Je l’ai précédée vers l’arrière du camion, derrière
le paravent. Il y avait une unique chaise pliante, sur laquelle je me
suis assis. Deux d’entre eux — la nana Coupe à la Serpe et le type à la
ceinture multi-fonctions — m’ont toisé depuis leurs super-chaises
ergonomiques. Il y avait une petite table entre eux où tout le contenu
de mo porte-feuille et de mon sac à dos était étalé.
— “Bonjour, Marcus”, a dit Coupe-à-la-Serpe. “Nous avons quelques
questions à te poser”
— “Suis-je en état d’arrestation ?”, j’ai demandé. Ça n’était pas une
question de pure forme. Si vous n’êtes pas en état d’arrestation, il y a
des limites à ce que les flics peuvent et ne peuvent pas vous faire.
Pour commencer, ils ne peuvent pas vous garder en détention indéfiniment
sans vous arrêter, vous permettre de passer un coup de télépohone, et
vous offrir un entretien avec un avocat. Et bon sang, est-ce que
j’allais parler à un avocat.
— “A quoi ça sert, ça ?”, m’a-t-elle demandé en brandissant mon
smartphone. L’écran montrait le message d’erreur que l’on obtient si
l’on essaye d’accéder à ses données sans en connaître le mot de passe.
C’était un message assez grossier — une main animée faisant un geste
universellement compris — parce que j’aime bien paramétrer mon matériel
en fonction de mes goûts.
— “Est-ce que je suis en état d’arrestation ?”, j’ai répété. On ne peut
pas vous forcer à répondre à quelque question que ce soit si vous n’êtes
pas officiellement arrêté, et quand vous demandez si vous êtes en état
d’arrestation, ils doivent vous répondre. C’est la règle.
— “Vous êtes retenu par le Département de la Sécurité Intérieure”,
a-t-elle répondu sèchement.
— “Suis-je en état d’arrestation ?”
— “Tu vas être plus coopératif que ça, Marcus, et à partir d’exactement
maintenant.”. Elle n’a pas dit “ou sinon…”, mais c’était sous-entendu.
— “Je souhaiterais prendre contact avec un avocat”, j’ai dit. “Je
voudrais savoir de quoi je suis inculpé. J’aimerais bien voir vos
cartes, à tous les deux.” Les deux agents ont échangé un coup d’oeil.
— “Je pense que tu devrais réfléchir à ta façon d’aborder la situation
actuelle”, a dit Coupe-à-la-Serpe. “Je pense vraiment que tu devrais y
repenser tout de suite. Nous avons trouvé un certain nombre
d’accessoires suspects sur ta personne. Nous t’avons trouvé, toi et tes
complices, à proximité du lieu du plus terrible attentat terroriste que
ce pays ait jamais subit. Additionne ces deux éléments, et ton avenir
parait sombre, Marcus. Tu peux collaborer, ou alors tu peux le regretter
très, très amèrement. Donc, ce truc, qu’est-ce que c’est ?
— “Vous pensez que je suis un terroriste ? J’ai dix-sept ans !”
— “Juste l’âge idéal — Al Qaïda apprécie les jeunes recrues
impressionables et idéalistes. Nous avons cherché ton nom sur Google, tu
sais. Tu as posté pas mal de trucs vraiment sales sur Internet.”
— “Je voudrais parler à un avocat”, j’ai dit.
Coupe-à-la-Serpe m’a regardé comme si j’étais un cafard.
— “Tu sembles entretenir l’illusion d’avoir été appréhendé par la police
pour un délit. Tu devrais abandonner cette idée. Tu en détenu comme
combattant ennemi potentiel par le gouvernement des Etats-Unis. Si
j’étais toi, je penserais très fort à une façon de nous convaincre que
tu n’es pas un combattant ennemi. Très fort. Parce qu’il y a des
oubliettes où l’on fait disparaître les combattants ennemis, des
oubliettes très sombres, des oubliettes où ils disparaissent tout
simplement. Pour toujours. Tu m’écoutes, jeune homme ? Je veux que tu
dévérouilles ce téléphone et que tu décryptes les fichiers contenus dans
sa mémoire. Je veux que tu te justifies : pourquoi est-ce que tu étais
dans la rue ? Qu’est-ce que tu sais de l’attentat sur la ville ?”
— “Je ne vous déverrouillerai pas mon téléphone”, j’ai dit, indigné. La
mémoire de mon téléphone contient tout un tas de trucs privés : des
photos, des e-mails, des bricolages et des mods que j’y ai installés.
“C’est du matériel privé”.
— “Qu’est-ce que tu as à cacher ?”
— “J’ai droit à ma vie privée !”, ai-je répondu. “Et je veux parler à un
avocat.”
— “C’est ta dernière chance, gamin. Les honnêtes gens n’ont rien à
cacher.”
— “Je veux parler à un avocat.” Mes parents me le payeraient. Toutes les
FAQ sur ce qui se passe quand on se fait arrêter étaient claires sur la
question. Demandez à voir à avocat, quoi qu’on vous dise ou qu’on fasse.
Parler aux flics hors la présence d’un avocat n’amène jamais rien de
bon. Ces deux-là avaient dit qu’ils n’étaient pas flics, mais si ça
n’était pas une garde à vue, qu’est-ce que c’était ? Retrospectivement,
j’aurais peut-être dû leur déverrouiller mon smartphone.